15
March
2013

Dissensus international autour de la protection de l'ours polaire

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Faut-il protéger l'ours polaire ? La question peut sembler oiseuse puisque les 176 parties à la convention CITES réunies à Bangkok en Thailande du 3 au 14 mars 2013 ont répondu par la négative. Au-delà de ce dissensus, la question reste ouverte de savoir dans quelle mesure la convention internationale sur le commerce internationale des espèces menacées peut (point de vue juridique) et le cas échéant, doit (point de vue scientifique) protéger une espèce animale dont la vulnérabilité est pour l'essentiel liée aux effets du changement climat sur son habitat, en l'occurrence la banquise.

Finalement rejetée le 7 mars par 42 voix contre, 38 voix pour et 46 abstention, la demande d'interdiction de tout commerce international de l'ours polaire soumise par les États-Unis lors de la 16e réunion des États parties de la CITES aura fait couler beaucoup d'encre sans beaucoup faire avancer les choses.

À l'approche de la 16e réunion des États parties de la CITES (Convention internationale sur le commerce international des espèces menacées), CoP16, qui se tiendra du 3 au 14 mars 2013 à Bangkok, réunissant les 177 États signataires de cette convention, les positions pour ou contre l'interdiction totale du commerce international de l'ours polaire proposée par les États-Unis et de ses produits dérivés (trophées, peaux, griffes, vésicule biliaire...) se cristallisent.

D'un côté, les États Unis, porteurs de la demande de transfert de l'espèce de l'annexe II à l'annexe I de la CITES, soutenus par la Fédération de Russie, qui vient de lever le moratoire interdisant la chasse à l'ours blanc par les populations autochtones de l'Arctique russe mis en place en 2011, 11 pays européens dont le Royaume-Uni, l'Allemagne et les Pays-Bas, et de nombreuses ONG (IFAW, Fondation Brigitte Bardot, Natural Resources Defense Council, Humane Society International, Pro Wildlife, Robin des Bois...) défendent l'interdiction de tout commerce sur la base du déclin observé dans 8 des 19 populations d'ours polaires qui, dans le contexte de recul accéléré de la banquise arctique, rend toute chasse non écologiquement durable.

De l'autre côté, le Canada, seul des cinq États abritant l'espèce à autoriser la chasse sportive ou à but commercial sur son territoire, le Groenland, l'Union Européenne et le WWF s'opposent à cette interdiction en s'appuyant à la fois sur l'absence de données scientifiques récentes démontrant l'aggravation de la situation des populations de l'ours blanc alors que les autochtones canadiens et groenlandais témoignent de l'augmentation du nombre des ours autour de leurs villages, et sur l'impossibilité pour une convention internationale telle que la CITES à protéger une espèce dont le changement climatique est la principale menace.

Pour le Canada, le véritable problème étant le changement climatique, la limitation accrue du commerce international de l'ours blanc restera sans effet sur le futur de l'espèce, d'autant que cette mesure ne réduira pas le nombre d'ours tués puisque la chasse traditionnelle des Inuit et la chasse sportive ne sont pas touchées par la régulation du commerce international. En outre, une telle limitation aura un effet négatif direct sur les moyens de subsistance des Inuit pour lesquels la vente des peaux et autres produits dérivés des ours qu'ils abattent constitue une part importante des ressources financières (prix moyen de vente d'une peau d'ours en 2012 : 5 211 €).

De son côté, l'Europe propose une solution de compromis consistant à renforcer la surveillance des quotas de chasse accordés dans le cadre de l'annexe II de la CITES et à soutenir des études complémentaires concernant le statut des 19 populations d'ours polaires dans l'Arctique, et en particulier le nouveau recensement prévu pour 2014. Cette proposition que l'Europe a soumis le mercredi 20 février aux représentants des 27 revient à reporter toute décision à 2016, date de la prochaine réunion des parties de la CITES qui aura la possibilité de statuer sur la base des résultats de ce recensement. Les ministres européens ont donc jusqu'au 28 février pour adopter ou amender cette position, date du dernier conseil des ministres avant l'ouverture du CoP16 de la CITES.

La position de la France semble finalement devoir s'aligner sur celle de l'Allemagne après l'arbitrage cette semaine de la Commission générale aux affaires européennes qui définit en accord avec le chef du gouvernement français la politique européenne de la France. Dans un premier temps, la réponse faite par le ministre français de l'écologie, Madame Delphine Batho, à la coalition des 13 ONG françaises qui l'avait interpelée sur le sujet, s'appuyant entre autres sur l'analyse publiée par Le Cercle Polaire sur son site, affirmait ne pouvoir soutenir la demande de passage en annexe I de l'ours blanc, à la fois à cause du manque de données scientifiques fiables pour le justifier et par le fait que : "Transférer l'ours polaire à l'annexe I serait sans effet sur la chasse et sur la fonte de la banquise, mais pénaliserait les Inuits qui exportent des articles d'artisanat". Faut-il voir dans ce revirement de la position française un succès du chantage à la notoriété joué par Brigitte Bardot qui, dans un courrier du 8 février adressé au Président Hollande, n'hésitait pas à conclure par cette phrase "(...) ne me décevez pas comme vos prédécesseurs." ? Bien improbable, même s'il ne faut pas négliger la puissance du lobby des association de défense du bien-être animal qui avaient réussi en 2009 à conduire l'Europe à interdire l'importation de tout produit issu de la chasse au phoque sur son territoire en dehors de toute expertise scientifique, décision qui avait brusquement refroidi les relations de l'Europe avec le Canada, le Danemark (Groenland) et l'ensemble des représentants des communautés autochtones de l'Arctique. Il semble plutôt qu'il s'agisse là d'une décision d'ordre politique, assise sur le principe de précaution cher à la France, qui tient compte du contexte international favorable au succès de cette mesure du simple fait que deux des principaux acteurs sur la scène politique internationale, les États-Unis et la Russie, la soutiennent, alors même qu'ils s'abstiennent habituellement de soutenir des actions internationales en faveur de la protection de l'environnement. Rappelons d'ailleurs que les États-Unis n'ont pas ratifié les accords de Kyoto sur la réduction des gaz à effets de serre et que la Russie s'est retirée du protocole en décembre 2012 à l'occasion du CoP18.

Au-delà des arguments des acteurs de cette polémique, une question fondamentale semble mise de côté : les champs de compétence de la CITES couvrent-ils la protection d'espèces dont la principale atteinte à leur survit résulte du changement climatique ? Cette question est pourtant essentielle dans la mesure où s'agissant d'un dispositif de coopération international visant à mieux protéger les ressources vivantes de la planète par une gestion commune de leur commerce au niveau mondial, le respect scrupuleux de ses champs de compétence est le seul garant de sa pérennité et de sa capacité d'action.

Les principes fondamentaux définis dans l'article II de la convention sont de ce point de vue assez vagues :

1- L'Annexe I comprend toutes les espèces menacées d'extinction qui sont ou pourraient être affectées par le commerce. Le commerce des spécimens de ces espèces doit être soumis à une réglementation particulièrement stricte afin de ne pas mettre davantage leur survie en danger, et ne doit être autorisé que dans des conditions exceptionnelles ;

2- L'Annexe II comprend :

a) toutes les espèces qui, bien que n'étant pas nécessairement menacées actuellement d'extinction, pourraient le devenir si le commerce des spécimens de ces espèces n'était pas soumis à une réglementation stricte ayant pour but d'éviter une exploitation incompatible avec leur survie ;

b) certaines espèces qui doivent faire l'objet d'une réglementation, afin de rendre efficace le contrôle du commerce des spécimens d'espèces inscrites à l'Annexe II en application de l'alinéa a).

3- L'Annexe III comprend toutes les espèces qu'une Partie déclare soumises, dans les limites de sa compétence, à une réglementation ayant pour but d'empêcher ou de restreindre leur exploitation, et nécessitant la coopération des autres Parties pour le contrôle du commerce.

Mais l'on doit toutefois relever que la notion de limitation du commerce n'est pas explicitement reliée à une menace uniquement ou principalement due à la chasse.

Les critères d'inscription ou d'amendement des espèces à l'une de ces annexes sont définis et précisés par la Résolution Conf. 9.24 (Rev. CoP15) de la CITES et intègrent la notion de déclin prévisible défini sur la base d'une réduction de la superficie de l'habitat de l'espèce ou de la qualité de son habitat, ce qui peut effectivement s'appliquer au recul de la banquise et de son impact sur l'habitat de l'ours blanc.

Par contre, la Vision de la Stratégie CITES pour 2008 à 2013, adoptée lors de 14e réunion des Parties (CoP14, résolution 14.2), est très claire. Elle adhère à la notion d'utilisation durable des ressources vivantes en déclarant : "Conserver la biodiversité et contribuer à son utilisation durable en garantissant qu'aucune espèce de la faune ou de la flore sauvage ne commence ou ne continue à faire l'objet d'une exploitation non durable du fait du commerce international, contribuant ainsi à une réduction substantielle du rythme de l'appauvrissement de la diversité biologique", précisant dans ces objectifs concernant la réduction substantielle du rythme actuel de l'appauvrissement de la diversité biologique : "La contribution de la CITES aux objectifs de développement du millénaire et aux buts de développement durable fixés par le SMDD (Sommet Mondial du Développement Durable à Johannesburg en 2002) est renforcée en veillant à ce que le commerce international de la flore et la faune sauvages soit pratiqué à un niveau durable".

Cette notion d'utilisation durable de la faune et de la flore sauvage permet sans conteste d'inclure des causes de menaces telles que les effets du réchauffement climatique sur l'habitat comme critères recevables pour la limitation ou l'interdiction du commerce international dans la mesure où ce commerce apparaît comme un facteur potentiel ou avéré d'aggravation du statut des espèces concernées. Le changement climatique et le recul de la banquise arctique qu'il génère sont des critères qui peuvent donc être pris en compte dans le cadre des délibérations de la réunion des États parties concernant les mesures de restriction du commerce international pour une espèce telle que l'ours polaire.

De fait, dans le cas de l'ours blanc, il est "très certainement probable" que la chasse commerciale soit un facteur aggravant non négligeable du statut de l'espèce, en particulier lorsque les animaux se trouvent devoir se concentrer à terre en été faute de disposer d'une banquise suffisante leur permettant d'atteindre les zones habituelles d'estivage d'un grand nombre d'entre eux. À ce titre, la demande des États-Unis paraît donc recevable et défendable dans le cadre des prérogatives de la CITES.

Enfin, cette polémique soulève un autre problème, celui des critères d'évaluation scientifique du statut des espèces vivantes actuellement utilisés par les organes internationaux d'évaluation tels que l'UICN (Union Mondiale pour la Nature) amenées à évaluer les demandes telles que celles soumises à la CITES par les États-Unis. À ce titre, l'analyse de la proposition américaine faite par l'UICN est exemplaire. Les critères biologiques retenus pour l'inscription en annexe I d'une espèce menacée ne sont actuellement pas remplis pour l'ours polaire, qu'il s'agisse des effectifs en tant que tels (effectifs inférieurs à 5 000 individus), ou de déclin marqué (50 % sur la dernière décennie ou les 3 dernières générations de l'espèce, soit 45 ans pour l'ours) ou prévisible qui peut également être pris en considération par la CITES - une seule des études prospectives de l'évolution des populations d'ours polaire prévoie un déclin de 50 % des effectifs d'ici à 2050.

De fait, le mètre étalon permettant de mesurer l'état des populations d'une espèce reste le nombre d'individus, une donnée certes efficace dans la plupart des cas, mais qui est bien souvent inopérante face à l'absence ou la pauvreté de moyens d'évaluation de ces effectifs pour bon nombre d'espèces, en particulier celles vivant dans des milieux extrêmes telles que la forêt tropicale humide (rain forest), les déserts et les régions polaires. Pour s'en convaincre, il suffit de constater que sur les 19 populations d'ours polaires réparties dans l'immense territoire de l'Arctique, 7 d'entre elles ont des effectifs inconnus, faute de données ou de fiabilité des données fournies, alors même que ces 7 populations occupent les deux tiers de l'habitat de l'ours polaire en Arctique. De plus, pour les populations dont les effectifs ont été estimés, seules 2, en baie d'Hudson, bénéficient de données issues de comptages datant de moins de 2 ans, les autres estimations reposant sur des campagnes menées entre 1993 et 2004. La très faible proportion du nombre de jeunes dans les comptages effectués par le gouvernement du Nunavut en Baie d'Hudson occidentale en 2011 indique un déséquilibre important de la structure de population des ours polaires dans cette région relevant d'un succès reproducteur en déclin. Dans le même temps, de nombreux travaux scientifiques récents montrent que l'état physiologique des individus suivis régulièrement se dégrade avec notamment une diminution importante de la masse des femelles à l'automne qui a chuté de plus 20 % en 20 ans, se rapprochant rapidement du poids fatidique de 190 kg en deçà duquel aucune femelle connue ne s'est jamais reproduit. À lui seul, ce résultat, qui souligne la fragilité croissante de la capacité à se reproduire de cette espèce, justifie pleinement, à mes yeux de biologiste, une surveillance accrue de toute activité pouvant réduire encore le nombre des animaux susceptibles de participer à la reproduction de cette espèce.

Il n'en reste pas moins qu'en l'état actuel des critères biologiques pour l'inscription ou l'amendement d'une espèce menacée à l'annexe I de la CITES, l'ours polaire n'est pas éligible faute de pouvoir prédire avec suffisamment de certitudes que ses effectifs déclineront de 50 % d'ici à 2050. Un paradoxe alors que l'objectif est d'éviter un tel déclin !

Le 7 mars 2013, la réunion des Parties à la CITES a abouti à un rejet de la demande américaine par 42 votes contre, 38 pour et 46 abstentions, et l'ours polaire reste donc inscrit à l'annexe II de la convention de Washington. Bien que le Royaume-Uni et l'Allemagne aient été favorables à la demande américaine, la Communauté européenne a choisi de présenter un front uni en s'abstenant en bloc, à l'exception du Danemark, pays représentant le Groenland, qui a voté contre.

Comme le rappelle le Polar Bear Specialist Group (groupe de spécialistes de l'ours polaire) de l'IUCN, l'impact de la chasse sur l'avenir de l'ours blanc reste très accessoire face à celui de la destruction de son habitat par les effets du changement climatique et l'intensité des débats qui ont entouré cette 16e convention de la CITES (COP16) est assez démesurée.

Bien que la chasse et le commerce international puissent devenir dans un avenir assez proche plus qu'une menace et accélère la disparition de l'espèce, il est crucial de réaliser dès aujourd'hui que la survie de l'ours polaire dépend in fine directement du réchauffement climatique et qu'elle ne pourra être évitée qu'au prix d'une réduction sensible des émissions de gaz à effet de serre. Les décisions pouvant conduire à une telle réduction dépassent largement les prérogatives de la CITES et doivent être prises par d'autres forums de gouvernance internationale, ce qui semble loin d'être acquis au vu des échecs répétés des conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques depuis les accords de Kyoto signés en 1997.

SH

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