Le blog du Cercle Polaire

23
janvier
2015

L’Arctique et la COP21

Par Laurent Mayet, membre fondateur du Cercle Polaire

L’ouverture de nouvelles perspectives économiques et commerciales dans la zone Arctique (routes maritimes polaires, réserves énergétiques off-shore, tourisme de croisière, nouvelles pêches…) est étroitement liée à un changement environnemental majeur que les spécialistes décrivent comme le premier exemple à grande échelle d’une évolution en cours du système climatique planétaire. A l’ère du changement global, l’Arctique caracole tristement en tête de liste des zones géographiques les plus affectées par l’augmentation moyenne des températures à la surface du globe alors qu’elle représente l’une des dernières zones naturelles vierges de notre planète où les activités humaines sont très réduites, voire en bien des endroits inexistantes...


Arctique800

La zone arctique a une superficie d’environ 21 millions de km2 dont les 2/3 sont représentés par l’océan Glacial Arctique. La population dans la zone Arctique est estimée à environ 4 millions de résidents dont 10% de communautés autochtones. A défaut d’être une région (activité économique et commerciale intra-régionale), la zone Arctique se laisse décrire comme la juxtaposition longitudinale des parties septentrionales très peu peuplées, très peu industrialisés et riches en ressources naturelles des territoires de 5 Etats riverains (Etats-Unis d’Amérique, Canada, Groenland/Danemark, Norvège et fédération de Russie) dont l’essentiel de leurs activités économiques, de leur population, de leur PNB et de leurs centres administratifs et de décision politique sont situés beaucoup plus au sud, aux latitudes moyennes.


Vers un océan Arctique sans glace en été

Depuis une ou deux décennies, l’océan Glacial arctique enregistre pendant l’été un recul de l’étendue de son couvercle de glace, libérant chaque année un peu plus - et certaines années beaucoup plus que d’autres - des pans entiers de surface marine jusque-là recouverts par les plaques de banquise. Au cœur de l’hiver, les glaces de mer flottantes recouvrent la totalité du bassin arctique, à savoir environ 14 millions de km2 ainsi que le Pacifique Nord autour du détroit Béring et une partie de l’Atlantique Nord-Ouest. A noter deux particularités régionales, à savoir que les côtes nord-scandinaves (∼ 69° Nord) demeurent libres de glace sous l’influence d’un courant chaud issu du Gulf Stream tandis que des zones marines subarctiques comme la mer d’Okhotsk (∼ 53° Nord) qui borde la péninsule du Kamtchatka en Sibérie orientale voire même de moyenne latitude comme l’estuaire du golfe du Saint-Laurent (∼ 48° Nord) sur la côte est du Canada, sont englacées en hiver. La zone marine boréale dont le tracé moyen est donc non réductible, même en première approximation, à celui d’un simple parallèle, ressemble alors à un immense patchwork de plaques de glace enchevêtrées les unes aux autres qui dérivent au gré des courants marins et des tempêtes.
Il y a encore une vingtaine d’années, au moins la moitié de la surface de glace hivernale résistait à la fonte estivale et à la fin de l’été, vers la mi-septembre, la banquise résiduelle couvrait encore près de 7 millions de km2 de la superficie de l’océan Arctique.
Depuis la fin des années 1970, la banquise arctique estivale connaît un déclin moyen annuel aggravé par des épisodes de régression brutale. Ce repère chronologique ne marque pas l’amorce du déclin de la banquise mais l’avènement des satellites qui ont permis les premières observations globales de l’extension de la couverture de glace boréale. De 7 millions de km2 dans les années 1979-1983, l’extension minimale des glaces de mer estivales est passée à 6 millions de km2 dans les années 2002-2006 pour chuter à 4,17 millions de km2 à la fin de l’été 2007. On voulait croire à un événement exceptionnel mais l’été 2008 a confirmé cette tendance au retrait avec un minimum d’englacement de 4,5 millions de km2. L’été 2009 est venu entériner cette situation de non-retour à la normale saisonnière avec une étendue minimale de glace de mer de 5,1 millions de km2. Et à la fin de l’été 2011, le minimum d’englacement avoisinait le record de l’été 2007 avec 4.3 millions de km2. Bref, l’écart se consolide et se creuse d’année en année et l’on ne saurait raisonnablement attribuer ces variations aux caprices de Dame Nature.

NSICD2014-2015

Evolution interannuelle de l’étendue (en millions de km2) des glaces de mer arctiques depuis la fin de l’été boréal (septembre) jusqu’au mois de janvier pendant la période 2014-2015 (en bleu), 2013-2014 (en vert), 2012-2013 (en orange), 2011-2012 (en marron), 2010-2011 (en violet). La moyenne sur la période 1981-2010 apparaît en gris. Le minimum annuel d’étendue de la banquise est atteint en moyenne le 17 septembre et le maximum au tout début du mois de mars.


Certes, l’océan boréal est un environnement à forte variabilité interannuelle et cette variabilité joue dans les deux sens, avec des fluctuations d’étendue de banquise positives ou négatives comprises entre 1 et 2 millions de km2. Mais le bruit interannuel est écrasé dans la moyenne arithmétique et l’identification d’une tendance sur une période de temps suffisamment longue n’est pas gênée par la présence de fluctuations. Chaque été apporte son lot de surprises et l’escalade dans la surenchère des records de minima d’englacement n’en finit pas de se confirmer. Citons pour mémoire le record de l’été 2012 où la surface d’océan englacé dans l’hémisphère Nord a atteint la valeur de 3,41 millions de km2, soit 700 000 km2 de banquise de moins relativement au précédent record de l’été 2007. L’hiver 2013-2014 s’est soldé lui, par un maximum d’englacement parmi les plus faibles enregistrés depuis 30 ans.
Cette succession de records créant à chaque fois la surprise traduit une tendance, au sens statistique du terme : au cours des années 2005-2012, l’extension minimale de la banquise boréale a connu les sept valeurs les plus basses jamais enregistrées depuis les premières observations satellite. Au total, sur la période 2001-2011, la moyenne des minima d’extension de la banquise (5.49 millions de km2) a été de 22% inférieure à la celle des minima d’extension de la période 1979-2000 (7 millions de km2). On arrive ainsi à l’estimation que sur la période 2001-2011, la tendance au recul des glaces de mer flottantes estivales de l’hémisphère Nord a été de - 191 000 km2 par an soit - 27% par décennie. Gardons à l’esprit cette dimension essentielle de la nouvelle donne hyperboréale à savoir que l’environnement arctique évolue rapidement. Il ne s’agit pas ici de spéculer sur le changement global à l’échelle des générations futures. A l’horizon d’une vie humaine, notre génération assiste à la transformation d’un pan entier de notre environnement planétaire.

L’Arctique, sentinelle du changement climatique

Tous les modèles de climat mis en œuvre dans le cadre des simulations du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) prédisent une diminution abrupte de l’étendue de la banquise estivale arctique dans les prochaines décennies, conduisant à son éventuelle disparition. L’échéance de cette disparition est bien sûr fonction du scénario envisagé pour l’augmentation du CO2 atmosphérique ou du modèle utilisé, mais pour certains, elle est de l’ordre de 20 à 30 ans. Ce déclin du couvercle de glace de l’océan Arctique est imputable à l’augmentation de la température de l’air qui est beaucoup plus rapide dans cette région qu’à l’échelle globale. Selon le rapport du GIEC de 2001, alors que le climat de la planète s’est réchauffé de 0,6°C au cours du XXe siècle, les tendances au réchauffement observées depuis le milieu des années 1970 sur une partie de la Sibérie, le nord du Canada et l’Alaska atteignent 1°C par décennie. En moyenne, le réchauffement sur l’Arctique est 1,5 à 4,5 fois plus intense qu’à l’échelle globale. L’existence d’une corrélation forte entre la température dans les régions polaires et la température moyenne du globe a été récemment confirmée par les simulations numériques des climats préindustriels des XXe et XXIe siècles publiées dans le 4e rapport du GIEC en 2007.
C’est à la lumière de cette corrélation qu’il convient d’entendre l’expression popularisée par les glaciologues: « Les pôles, sentinelles de l’environnement et du climat planétaires ». Outre un changement environnemental majeur dans l’océan Arctique, le déclin de la banquise boréale est un signal de l’évolution du climat de notre planète. Les anglo-saxons parlent de « canari dans la mine de charbon » (« canari in the coal mine ») en référence à la pratique des mineurs qui utilisaient cet oiseau chanteur pour déceler les faibles émanations de méthane insensibles à l’olfaction humaine et pouvant conduire aux fameux “coups de grisou”. Ces métaphores rivalisent de virtuosité pour tenter de rendre sensible une dimension obscure au non-spécialiste mais néanmoins fondamentale de l’environnement et du climat planétaires, à savoir leur dimension systémique : “Il n’y a qu’un océan ; il n’y a qu’une seule atmosphère”. Vu depuis nos latitudes, le changement environnemental qui se joue dans les hautes sphères de l’océan Arctique peut paraître lointain. Il s’agit cependant, selon la terminologie d’Achim Steiner, directeur du Programme des Nations-Unies pour l’Environnement, d’un « Distant Early Warning » qui manifeste de manière amplifiée un changement climatique et environnemental à l’échelle globale.

L’Arctique, acteur du changement climatique

L’amplification du réchauffement atmosphérique sur l’Arctique s’explique pour l’essentiel par le rôle que la glace joue dans les échanges d’énergie entre l’océan et l’atmosphère. La banquise possède un fort pouvoir réfléchissant (ou “albedo”) qui renvoie vers l’atmosphère jusqu’à 90 % du rayonnement solaire incident. A la différence de l’océan qui lui, absorbe beaucoup plus d’énergie solaire qu’il n’en réfléchit. L’albedo de la surface océanique est en moyenne 4 à 5 fois plus faible que celui de la glace. Cette propriété de la glace de mer est impliquée dans des mécanismes d’amplification que les spécialistes appellent des “boucles de rétroaction” positives. Le principe est simple : l’augmentation des températures de l’air et l’allongement de la période de fonte pendant l’été boréal induisent une diminution de l’étendue et de l’épaisseur de la banquise. L’albedo moyen à la surface de l’océan diminue et la surface de la mer absorbe davantage de rayonnement solaire, d’où une augmentation des températures qui vient renforcer la fonte latérale des plaques de banquise.
Une autre boucle de rétroaction met en jeu les propriétés mécaniques de la glace : l’amincissement de la banquise arctique sous l’effet du réchauffement atmosphérique diminue sa résistance mécanique et favorise son démantèlement sous l’effet des tempêtes et des courants marins. En se fragmentant, la banquise libère des chenaux d’eaux libres et l’albedo moyen à la surface de l’océan diminue localement, provoquant une augmentation de l’absorption du rayonnement solaire par les surfaces d’eau libre qui réchauffent à leur tour l’air ambiant. Ces mécanismes d’amplification sont d’une telle importance que lorsque les experts simulent l’évolution de la banquise arctique sans les prendre en considération, les modèles prédisent une disparition de la banquise estivale vers 2080, alors que lorsqu’ils sont pris en compte, l’échéance de la disparition est ramenée à 2020-2030. La banquise arctique n’est donc pas seulement un témoin du changement climatique. Elle en est un acteur essentiel.

L’Arctique, une zone clé dans les équilibres océaniques mondiaux

L’« Arctique bleu » est le nom évocateur que les spécialistes donnent à cette perspective d’un océan boréal libre de glace pendant l’été qui, dans l’état actuel des connaissances, apparaît comme l’aboutissement inéluctable de la tendance au retrait des glaces de mer estivales observé depuis une vingtaine d’années. Cette projection reviendrait à remplacer pendant quelques mois une surface réfléchissante grande comme la moitié du Canada (environ 4,5 millions de km2) par une surface de même taille 4 à 5 fois plus absorbante. La disparition de cette surface isolante qui bloque les échanges de chaleur entre l’eau de mer en équilibre avec la glace autour de -1,8°C et une atmosphère froide en hiver (-33°C en moyenne) et chaude en été (6°C en moyenne), aura des conséquences sur l’équilibre du climat global et notamment la circulation atmosphérique et la circulation océanique. Les glaces de mer ne sont pas seulement des régulateurs du climat boréal. Elles jouent un rôle clé dans les équilibres océaniques et atmosphériques mondiaux. Bien au-delà des limites de la zone arctique, le réchauffement du climat boréal et le retrait de la banquise sont susceptibles d’avoir des conséquences sur la circulation océanique mondiale et notamment sur le climat des latitudes tempérées. Du point de vue environnemental et climatique, l’évolution rapide de la zone Arctique s’impose ainsi comme un défi mondial auquel seule une solution globale peut répondre; « The Arctic, a global hot topic » aime à répéter M. Ólafur Ragnar Grímsson, président de la République d’Islande qui, à l’instar des autres dirigeants des Etats de la zone « arctique » réunit au sein du forum intergouvernemental du Conseil de l’Arctique, promeuvent le principe d’un développement économique durable et responsable de la zone boréale, notamment pour ce qui concerne les hydrocarbures off-shore dont le potentiel est estimé à 25% des réserves mondiales de gaz et de pétrole non encore découvertes, selon une approximation de l’agence géologique américaine. Force est de reconnaître que les efforts louables et nécessaires des Etats de la zone arctique pour assurer un régime de développement durable de la zone boréale promettent d’être débordés par les effets (amplifiés) du changement climatique, lesquels sont à l’origine même de l’accessibilité et de l’attractivité économique accrues du Nord circumpolaire. Plus que pour toute autre zone de la planète, l’évolution et l’équilibre environnementale de la zone boréale dépendra de l’accord international sur le climat qui sera passé à Paris en décembre prochain à la COP21. Au final, la perspective de la COP21 conduit à rouvrir avec force la question de l’opportunité d’une exploitation raisonnée des hydrocarbures off-shore arctiques.

De l’Arctique en tant que tel, dans les négociations, il n’en sera évidemment pas question puisque celles-ci portent sur un accord mondial et non sur des accords régionaux. La question de la gouvernance de l’Arctique est au cœur des préoccupations de l’organisation de coopération régionale du conseil de l’Arctique, lequel compte 8 Etats membres (Canada, Etats-Unis, Finlande, Islande, Groenland/Danemark, Norvège, Fédération de Russie et Suède) et 12 Etats observateurs (Allemagne, Chine, Corée du Sud, Espagne, France, Inde, Italie, Japon, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni et Singapour). Un examen rapide de ce panel montre que le conseil de l’Arctique concentre une grande partie du PIB mondial et des émissions mondiales de GES. Tous les Etats poids lourds y sont représentés, à l’exception du Brésil.
Théoriquement, le conseil de l’Arctique constitue un acteur politique majeur au niveau mondial et si un consensus préalable au sein de cette organisation intergouvernementale (à caractère purement consultatif…) était atteint, il représenterait un acquis considérable pour la COP 21. Malheureusement la réalité est tout autre. Chaque Etat met en avant son intérêt national, au bénéfice certes, de la communauté mondiale, et les Etats « arctiques » pas plus que des Etats comme le Bengladesh, le Vietnam, l’Inde ou la Chine, très exposés quant à eux, à la montée du niveau moyen des océans, négocient chacun pour son propre compte, les efforts qu’ils estiment pouvoir réaliser en matière de lutte contre le dérèglement climatique.
Enfin, rappelons cette évidence trop souvent oubliée, que l’Arctique est le nom donné à la juxtaposition de territoires septentrionaux peu peuplées, peu industrialisés et riches en ressources naturelles des 5 Etats riverains (Etats-Unis d’Amérique, Canada, Groenland/Danemark, Norvège et fédération de Russie) dont l’essentiel de leurs activités économiques, de leur population, de leur PNB et de leurs centres administratifs et de décision politique sont situés beaucoup plus au sud, aux latitudes moyennes. Les pays « arctiques » sont à quelques différences près, des pays de latitudes tempérées, dotés de territoires situés dans les hautes latitudes de l’hémisphère Nord.

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