Expéditions

Le vrai pôle Nord conquis par les Russes !

L’événement a fait l’effet d’une bombe diplomatique : le 2 août 2007, une expédition russe plantait le drapeau de la fédération par 4 000 mètres de fond à la latitude 90° nord. Un exploit technologique ou une démonstration de force ?

Marliave128Le 2 août 2007, un submersible russe plantait un drapeau par 4 261 mètres de fond au pôle Nord géographique. L’événement, relayé presque en direct par la télévision russe, suscita des réactions immédiates et exacerbées de la part des gouvernements des autres pays riverains de l’Arctique, qui y décelèrent une volonté des Russes de s’accaparer le pôle Nord. Dans ce contexte brûlant, un petit rappel historique sur la genèse et le déroulement de cette expédition n’est peut-être pas superflu.
L’histoire débute en 1997 à bord du brise-glace atomique Sovietsky Soyouz qui, fort de ses 45 000 ch, fait route vers le pôle Nord avec un groupe de touristes américains. Autour d’une bouteille de vodka, des officiers russes et les organisateurs de la croisière retracent quelques épopées de l’exploration arctique quand l’un d’entre eux lance :
“ Personne n’a jamais atteint le vrai pôle Nord. ”

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Le brise-glase atomique Rossia ouvre la route au navire de recherche polaire Akademik Fiodorov, porteur des deux submersibles Mir, à travers une banquise de 1,30 mètres d'épaisseur couverte de flaques de fonte, tout en contournant les plus grosses crêtes de pression de plus de 10 mètres de hauteur - © Editions Paulsen


Comment ça ? Plus d’un millier d’explorateurs, scientifiques ou touristes ont déjà foulé la banquise du pôle. Depuis qu’en août 1977 le brise-glace Arktika a atteint le pôle géographique, chaque année, deux à trois croisières déversent leur contingent de touristes sur le sommet du globe. Depuis 1994, la base dérivante russe Barneo, déployée chaque mois d’avril vers le 89° de latitude nord, permet à quelque 200 personnes de fouler au printemps ce lieu mythique. “ Mais le pôle étant le point où l’axe de rotation de la Terre traverse la croûte terrestre, poursuit l’iconoclaste, personne n’a jamais atteint le vrai pôle Nord, à 4 000 mètres de profondeur sous la banquise. ”

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Fin juillet, la mer de Barents est libre de glace jusqu'aux abords de la terre François-Joseph - © Editions Paulsen


Parmi les fêtards se trouvent deux sous-mariniers américains, Don Walsh et Fred McLaren, ainsi que l’organisateur de la croisière, Mike McDowell, qui se mettent immédiatement à cogiter sur la faisabilité d’une telle expédition. Le défi est de taille, peu d’endroits étant aussi difficiles d’accès : 4 000 mètres de plongée dans des eaux proches du point de congélation, recouvertes qui plus est d’une banquise mouvante de plusieurs mètres d’épaisseur.
Dès fin 1997, Mike McDowell fonde la société DOE (Deep Ocean Expeditions), qui offre au secteur privé la possibilité d’utiliser des submersibles de grands fonds. Pour ce faire, il établit un contrat avec l’Institut moscovite d’Océanologie Chirchov pour la location de ses deux submersibles Mir et de leur bateau mère, l’Akademik Mstislav Keldysh. Il rencontre leur concepteur et pilote en chef, Anatoly Sagalevitch, qui devient un ami et sera un allié essentiel dans le montage de l’opération. Entre-temps, Mike McDowell utilise les deux Mir pour réaliser des opérations de tournage sur des destinations aussi variées que les épaves du Titanic, du Bismarck ou les spectaculaires cheminées hydrothermales de l’Atlantique et du Pacifique.

 
Grande première dans l’exploration de la planète

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Les 2 submersibles Mir conçus par Anatoly Sagalevitvh étaient les seuls à pouvoir réussir cette mission “Vrai Pôle Nord”. Le 2 août 2007, Mir-1, piloté par son concepteur, a déposé un drapeau en titane de la Fédération de Russie au vrai pôle nord géographique à 4 000 mètres de profondeur - © Editions Paulsen


Dès 2000, il est clair que les deux Mir russes, baptisés Mir-1 et Mir-2, sont les seuls submersibles capables de plonger au pôle Nord. Un brise-glace est également nécessaire pour atteindre le pôle, mais aucun brise-glace russe ne possède une grue suffisamment puissante pour mettre à l’eau les Mir et il est impossible d’en installer une pour l’occasion sans effectuer d’importantes modifications de structure, très onéreuses.

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Les Mir sont des submersibles capables d'explorer 98% de l'océan mondial et résiste à 600 fois la pression atmosphérique. Dimensions : 7,8 x 3,0 m ; poids : 18,6 t ; capacité : 3 personnes ; vitesse de propulsion : 5 noeuds ; profondeur maximale de plongée : 6 000 m ; autonomie : environ 20 heures - © Editions Paulsen

La seule possibilité est d’utiliser deux navires : un brise-glace atomique pour ouvrir la route, et un bateau “renforcé glace” et équipé d’une puissante grue pour héberger les Mir. Des négociations sont entamées avec la Murmansk Shipping Company et DOE commence à rechercher des clients susceptibles de participer à l’expédition. Les Mir peuvent plonger à 6 000 mètres, rester en immersion une vingtaine d’heures et abriter 3 personnes – le pilote et deux observateurs –, dans une sphère pressurisée de 2,10 mètres de diamètre. Conçue dans un mélange d’acier et de nickel, cette sphère est équipée de trois hublots en Perspex – un matériau léger, transparent et très résistant, composé de polyméthacrylate de méthyle – et est capable de résister à 600 fois la pression atmosphérique. Des bras mécaniques permettent de collecter des échantillons et de déployer des instruments. Les moteurs, l’éclairage, les caméras et l’électronique du bord sont alimentés par des batteries. Le principal avantage des Mir réside dans le fait qu’utiliser deux appareils offre une vraie chance de sauvetage en cas de problème.

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La cale de l'Akademic Fiodorov est aménagée pour accueillir les deux submersibles Mir et les postes techniques de l'équipe ; les deux grues de pont assurent la mise à l'eau en toute sécurité - © Editions Paulsen


Aucun submersible de grands fonds n’a jamais plongé sous les glaces, même si l’idée d’utiliser des sous-marins pour observer la banquise par-dessous s’est développée dès les années 1930. Au mois d’août 1931, l’Australien Hubert Wilkins se lance dans le projet fou d’atteindre le pôle Nord avec son Nautilus. L’expédition, mal préparée, sera un échec mais prouvera qu’il est possible de progresser sous la glace. Il faudra néanmoins attendre 1958 pour que le premier sous-marin américain à propulsion nucléaire, également baptisé Nautilus, traverse toute la banquise de l’Arctique en passant sous le pôle Nord. L’année suivante, le Skate, profitant de la présence de jeune glace au pôle, y fait surface le 17 mars. Depuis, de nombreux sous-marins américains, russes et anglais patrouillent sous la banquise, y faisant parfois surface. De 1993 à 1999, la marine américaine a mis à disposition des scientifiques cinq de ses sous-marins nucléaires pour collecter des données sur l’océan et la glace. C’est le fameux programme SCICEX (Scientific Ice Expeditions) qui a permis de mettre en évidence l’importante diminution de l’épaisseur de la banquise arctique par rapport aux décennies précédentes. Au printemps 2007, les Anglais ont essayé de poursuivre ce programme à bord de l’HMS Tireless, mais une explosion survenue sous la glace tua deux hommes d’équipage et mit fin à l’opération

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Une expédition de huit jours : le 25 juillet, départ de Mourmansk ; le 29 juillet, plongée test au nord de la terre François-Joseph ; le 2 août 2007, Mir-1 et Mir-2 atteignent le vrai pôle Nord - © Editions Paulsen


Les 20 personnes du groupe Mir, sous la conduite d’Anatoly Sagalevitch et du second pilote Evgueni Tcherniaev, commencent à planifier tous les aspects d’une plongée en environnement arctique qui devra pour la première fois se faire sans l’assistance du bateau mère, l’Akademik Mstislav Keldysh. L’équation consiste à s’assurer que les Mir seront capables de retrouver le trou dans la banquise maintenu ouvert par le brise-glace, et ce même en cas de panne majeure.
Lors d’une plongée normale, si les moteurs, l’hydraulique, les communications ou les systèmes de navigation tombent en panne, il est facile d’effectuer une remontée d’urgence. Mais sous la glace, cela entraînerait presque certainement la mort des occupants, qui viendraient buter sur la partie inférieure de la banquise. Pour cette raison, tous les systèmes vitaux sont équipés d’un système de secours. On ajoute également un sonar pour la glace, de l’antigel dans les ballasts, de la mousse pour augmenter la flottabilité, des capteurs et échantillonneurs.

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Arthur Tchilingarov, député à la Douma et président de l'Année polaire internationale russe, rejoint l'expédition Vrai Pôle Nord à Mourmansk pour embarquer à bord du navire de recherches polaires l'Akademic Fiodorov - © Editions Paulsen


L'été 2001, la majorité des problèmes techniques sont résolus ou en passe de l'être et déjà plusieurs clients ont réservé leur place pour participer aux diverses plongées. À cette époque, il est prévu de rester quatre à cinq jours au pôle pour satisfaire toutes les demandes. Malheureusement, les évènements du 11 septembre obligent à anuler l'opérations, et la difficulté du montage financier semble renvoyer l'aventure aux calendes grecques. En 2005, Frederik Paulsen, un industriel germano-suédois passionné des régions polaires, redynamise le projet en acceptant d'en financer une partie importante en échange d'une place à bord d'un des deux submersibles.
La recherche d’un grand nombre de passagers payants n’étant plus une priorité, Mike McDo-well réactive les négociations logistiques en vue d’une plongée programmée pour juillet 2006, mais aucun brise-glace n’étant libre, l’expédition est repoussée à l’année suivante.
Début 2007, Arthur Tchilingarov, explorateur polaire, politicien et représentant russe de l’Année polaire internationale 2007-2008, décide de prendre en charge l’organisation logistique. Son entregent permet d’aplanir tout problème administratif et de trouver le financement complémentaire.

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Anatoly Sagalevitch, pilote en chef et concepteur des submersiblesMir a reçu, cinq mois après l'expédition Vrai Pôle Nord, le titre de “héros de la Russie” (gueroï Rossii, en même temps qu'Arthur Tchilingarov et Evgueni Tcherniaev, le pilote de Mir- - © Editions Paulsen


L'expédition Vrai Pôle Nord commence

Dix ans après en avoir conçu l’idée, le 25 juillet 2007, les organisateurs de l’expédition au “ vrai ” pôle Nord quittent le port de Mourmansk. Cette ville de 350 000 habitants, située sur les rives de la mer Blanche, est la plus grande agglomération au nord du cercle polaire et est le siège de la Flotte (russe) du Nord. Le navire de recherche polaire Akademik Fiodorov héberge les deux submersibles et le brise-glace atomique Rossia de 75 000 ch lui ouvre la route. Un hélicoptère MI-8 sert de navette entre les deux bateaux.
Huit jours plus tard, le convoi atteint le pôle, après un arrêt d’une journée au large de l’archipel François-Joseph afin de tester par 1 300 mètres de fond tous les systèmes des submersibles. Le matin du 2 août, la météo est clémente, les six sous-mariniers descendent dans leurs habitacles respectifs.

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Le brise-glace atomique Rossia, avec ses 75 000 chevaux, ouvre le chemin dans la banquise pour l'Akademic Fiodorov et sert à empêcher la glace de se refermer au-dessus des Mir pendant leur plongée - © Editions Paulsen


Le Fiodorov s’est positionné à côté d’un trou dans la banquise et à 5 h 30 GMT sa grue dépose le Mir-1, piloté par Anatoly Sagalevitch, avec pour passagers Arthur Tchilingarov et Vladimir Grouzdev, un autre parlementaire russe, ex-propriétaire d’une vaste chaîne d’hypermarchés et également sponsor de l’expédition. Aussitôt décroché, le submersible plonge et disparaît à la vue des nombreux photographes restés sur le pont. Un quart d’heure plus tard, il est suivi par son jumeau, le Mir-2, piloté par Evgueni Tcherniaev, avec pour passagers Frederik Paulsen et Mike McDowell. Au moment où le Mir-2 entame sa descente, un gros bloc de glace, éjecté par le propulseur d’étrave du Fiodorov, vient le frapper, heureusement sans dégât.
Les submersibles entamant leur descente, l’activité en surface se concentre alors dans un des laboratoires arrière du Fiodorov où a été installé le poste de contrôle. Des écrans renseignent sur les paramètres de la plongée et la voix devient l’unique lien des sous-mariniers avec l’extérieur. La navigation est, bien sûr, le facteur clé de la réussite. Il est impératif que chacun des submersibles connaisse à tout moment sa position par rapport au bateau de surface et surtout par rapport au trou de sortie à travers la glace, ce qui est loin d’être évident car les courants océaniques profonds peuvent entraîner les Mir dans des directions imprévisibles et le trou de sortie se déplace en fonction du vent de surface. Les techniciens du groupe Mir ont donc installé trois transpondeurs acoustiques, suspendus au bout d’un câble de 50 mètres et déployés en triangle à 800 mètres autour du Fiodorov. Ces appareils émettent un signal continu qui permet aux submersibles de les localiser. Un quatrième transpondeur pend directement sous le bateau où se trouvent également trois projecteurs très puissants, servant de repère visuel.

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La grue de pont du Fiodorov extrait Mir-1 de la cale pour le déposer à la surface de l'eau - © Editions Paulsen

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La libération du Mir est une opération délicate, le crochet de la grue risquant d'abimer les fragiles ailerons du gouvernail - © Editions Paulsen


À bord des Mir la plongée se déroule sans incident. À 30 mètres par minute, la descente doit durer trois heures. Les trois hublots sont orientés dans trois directions différentes et chaque passager peut observer les myriades de planctons qui défilent sous les feux du projecteur de bord. Entre 1 000 et 3 000 mètres la densité des planctons est assez uniforme. Vers 3 500 mètres le sonar détecte le fond qui se présente comme une vaste plaine abyssale. Le Mir-1 l’atteint par –4 261 mètres. L’équipage collecte des échantillons d’eau et de sédiment, sédiment si fin que la moindre impulsion des moteurs forme un nuage gris enveloppant le submersible. Puis il se rapproche du pôle pour y déposer un drapeau russe, en titane et peinture inoxydable, afin de commémorer la plongée. Une demi-heure plus tard, le Mir-2 touche lui aussi délicatement le fond par –4 302 mètres. Gagnant à son tour le pôle, l’équipage voit défiler un sol constitué uniquement de sédiment, sans aucun rocher ni débris d’aucune sorte, en dépit du fait que de nombreux déchets d’origine humaine aient été coulés au pôle ces vingt dernières années, dont deux avions.

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La mise à l'eau, à 1/4 d'interval, de Mir-1 puis de Mir-2 se fait sous étroite surveillance : il est impératif d'éviter les collisions avec des plaques de banquise - © Editions Paulsen


Deux heures après avoir atteint le fond, la décision est prise d’entamer la remontée. Il eût été tentant de continuer à explorer cet étrange univers mais en cas de problème, cela aurait limité le temps disponible pour le résoudre. Pendant la descente, les courants ont déplacé les submersibles à plusieurs centaines de mètres de la verticale du trou de surface et l’exploration du fond y a ajouté un bon kilomètre. En remontant les pilotes constatent que le signal émis par les transpondeurs est très faible : en fait deux transpondeurs ne marchent pas. Toutefois le Mir-1 repère facilement le trou dans la banquise et émerge bientôt, acclamé par toute l’équipe. Le Mir-2 ne réussit à capter un signal que vers la profondeur de 1 000 mètres, sans pouvoir localiser la source située sous le Fiodorov, à proximité du trou de sortie. À 600 mètres de profondeur, le pilote, inquiet, stoppe la remontée et commence à estimer la position du trou en fonction des signaux émis par les deux seuls transpondeurs encore en état de marche. Il se dirige alors vers ce point calculé.

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Dès sa libération, Mir-1 entame sa descente de trois heures jusqu'au plancher de l'océan Glacial arctique, à 4 000 m sous la glace - © Editions Paulsen


Dans la salle de contrôle, l’angoisse est palpable car toute liaison a été perdue avec le Mir-2 depuis qu’il a atteint 1 000 mètres de profondeur. C’est finalement grâce à la lumière des projecteurs qui pendent sous la coque du Fiodorov que Evgueni Tcherniaev retrouve le trou de sortie et évite de justesse que le courant ne le compresse contre la coque du Fiodorov. Après huit heures de plongée, le Mir-2 refait surface à l’aplomb du crochet de la grue.

Opération Vrai Pôle Nord réussie

On voit que cette expédition, largement financée par des fonds privés en grande partie étrangers, n’est pas à proprement parler une expédition gouvernementale ayant pour but d’affirmer la souveraineté de la Russie sur le pôle Nord. Certes, Arthur Tchilingarov a déposé le drapeau russe au fond, mais davantage dans le but de commémorer un exploit technologique russe, au même titre que Lachenal et Herzog brandissant le drapeau français au sommet de l’Annapurna. Pourtant les réactions ne se sont pas fait attendre ! Le ministre canadien des Affaires étrangères, Peter MacKay, s’empressa de déclarer : “ Nous ne sommes plus au XVe siècle, on ne peut plus parcourir le monde, y planter son drapeau et revendiquer le territoire ”, et le porte-parole du Département d’État américain ajouta que planter un drapeau quelque part n’a aucun effet légal sur une quelconque revendication. Les réactions épidermiques des Canadiens et des Américains sont sans conteste disproportionnées par rapport à l’événement. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, déclara très vite que les Russes ne cherchaient pas à revendiquer le pôle Nord et que toute revendication ne pourrait se faire que dans le cadre de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.

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Les 6 membres de l'expédition Vrai Pôle Nord (de gauche à droite) : Frederik Paulsen, Vladimir Grouzdev, Anatoly Sagalovitch, Mike McDowell, Evgueni Tcherniaev, Arthur Tchilingarov - © Editions Paulsen


De violentes réactions des voisins arctiques

L’océan Arctique est une mer semi-fermée entourée de cinq États – États-Unis (Alaska), Canada, Danemark (Groenland), Norvège (Spitzberg) et Fédération de Russie –, dont les zones économiques exclusives (ZEE, 200 milles des côtes) combinées forment un anneau ininterrompu couvrant la périphérie de l’océan. D’après la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, les États riverains d’une mer semi-fermée sont encouragés à coordonner leurs actions dans les domaines suivants : la gestion, la conservation, l’exploitation des ressources biologiques de la mer, la protection et la préservation du milieu marin, leurs politiques et programmes de recherche. L’article 76 de cette même convention stipule que les États riverains peuvent valider l’exercice de certains droits de souveraineté au-delà de l’habituelle limite des 200 milles marins si, dans les dix ans suivant leur ratification, ils apportent la preuve scientifique que les zones concernées sont un prolongement naturel de leur plateau continental. La Russie et la Norvège doivent le faire avant 2009, le Canada et le Danemark ont respectivement jusqu’à 2013 et 2014 pour faire valoir leurs droits. En 2001, la Russie a soumis à la Commission des limites des plateaux continentaux (CLCS) une revendication englobant une zone triangulaire dont l’apex se situe au pôle Nord, délimité à l’est par le méridien 169° E, alors que le flanc ouest borde la dorsale Gakkel.
En 2002, la CLCS a demandé à la Russie de revoir sa copie en y apportant des justifications complémentaires. Il est peu probable que la plongée des Mir, mot qui signifie “paix ” en russe, apporte de nouveaux éléments scientifiques pour renforcer ses revendications politiques. Quelques décigrammes de sédiments de surface ne changeront rien à la connaissance de la géophysique du bassin profond. En comparaison, rappelons qu’en août 2004 le carottier Vidar Viking a effectué des carottages sur la chaîne de Lomonossov permettant de récupérer des sédiments sur 400 mètres d’épaisseur !

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Mir-1 fait surface après avoir atteint le vrai pôle Nord par -4 261 m de fond où il a déposé un drapeau russe en titane et prélevé des échantillons d'eau et de sédiments - © Editions Paulsen


Le Canada et le Danemark essaient également de prouver que la chaîne de Lomonossov est un prolongement de leur plateau continental afin d’y étendre leur souveraineté. Dans ce but, le Danemark a loué de mi-août à mi-septembre 2007 le brise-glace suédois Oden et le brise-glace atomique russe 50 ans de Victoire, pour mener à bien le programme Lomrog (Lomonossov Ridge Off Greenland) destiné à acquérir des données sismiques, bathymétriques et gravimétriques sur la zone revendiquée. En avril 2008, les Canadiens ont entrepris des recherches similaires en lançant le programme ARTA (Alpha Ridge Test of Appartenance), au nom sans équivoque. Les États-Unis, qui n’ont toujours pas signé la Convention sur le droit de la mer, se retrouvent isolés et il n’est pas exclu qu’un des effets collatéraux de l’expédition russe soit la ratification par ce pays de la dite convention.
De tous les États riverains, seule la Norvège prône une coopération internationale pour résoudre les problèmes d’exploitation des ressources potentielles de l’Arctique. Face aux conflits naissants, cette approche semble la plus prometteuse pour favoriser une utilisation juste et concertée de cet important océan. La peur d’une dispute sans fin, faite de revendications et de contre-revendications, pousse nombre de spécialistes à estimer que la Convention du droit de la mer n’est pas un outil suffisant pour résoudre le futur statut de l’Arctique et à suggérer qu’un traité multilatéral, similaire à celui qui régit l’Antarctique depuis 1959, voie le jour.

“L’Arctique a toujours été russe et il sera russe !”

Outre l’exploit technologique unanimement salué, l’expédition Vrai Pôle Nord a été perçue comme une provocation de la Russie dans un contexte de guerre froide renaissante. Les déclarations du chef de l’expédition, Arthur Tchilingarov, donnent en effet une dimension clairement politique à l’événement.
Ainsi a-t-il déclaré, lors de la conférence de presse donnée à son retour d’expédition : “ L’Arctique a toujours été russe et il sera russe. La Russie s’est toujours agrandie vers le Nord et l’Arctique. (...) Nous sommes heureux qu’au fond de l’océan, où il n’y a jamais eu aucun homme, soit planté le drapeau russe. Et je me fiche bien de ce que peuvent dire certains dirigeants étrangers à ce sujet. ” Sur l’accueil fait aux explorateurs, on pouvait lire sur www.gzt.ru, le premier quotidien russe en ligne : « Les explorateurs ont été accueill­is par des activistes du mouvement des Jeunes Gardes [sorte de “ jeunesses poutiniennes ”, NDLR] du parti Russie unie. Ces derniers les ont salués avec fleurs et drapeaux et ont entonné des chants soviétiques avant de s’écrier : Pas un pas en arrière, toujours en avant, maintenant, c’est vers l’Arctique qu’avance le peuple russe ! ” En Russie plus qu’ailleurs, l’exploit est l’une des formes d’expression du sentiment patriotique, lequel – en raison certainement de son passé de grande puissance – est rarement dénué de visées géopolitiques.
par Emmanuelle Maupetit-Lucchini

 

Pour en savoir plus
• “ The Battle for the Next Energy Frontier : The Russian Expedition and the Future of Arctic Hydrocarbons ”, par S. Midkhatovitch et T. F. Krysiek (in “ Oxford Energy Comment ”, août 2007)
• “ Les Plateaux continentaux extérieurs de l’océan Arctique - Droits, souveraineté et coopération internationale ”, par R. McNab (in “ Méridien ”, été 2006)
• “ Map of the Arctic Basin Sea Floor : A History of Bathymetry And Its Interpretation ”, par J. R. Weber (in “ Arctic ”, vol. 36, n° 2, 1983)
• “ Gloubina 4 261 m ”, par F. Paulsen, M. McDo­well, A. Tchilingarov, A. Sagalevitch, M. Bortchik et V. Lizun (éditions Paulsen, Moscou, 2007)
• “ Russia and The Arctic : The Last Dash North ”, par M. A. Smith & K. Giles (in “ Advanced Research and Assessment Group ”, Russian Series, 7/26, Defence Academy of the United Kingdom).

Par Christian de Marliave. Figure incontournable de la logistique polaire, il a travaillé pendant dix ans au développement d’une base dérivante au pôle Nord pour les touristes et les scientifiques. Il est actuellement coordinateur du programme scientifique Tara Arctic.


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