Le recul de la banquise hivernale en Arctique menace la pérennité de savoirs et de pratiques de vie séculaires intimement liées à la glace de mer. Une communauté de l’ouest du Groenland témoigne. |
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Si le réchauffement de l’Arctique et le recul de la banquise inquiètent la communauté scientifique pour leurs effets amplificateurs sur le changement climatique global, il ne faut pas oublier que l’Arctique est un territoire habité par les hommes. Les Inuit, pour ne citer qu’eux, vivent sur les côtes du bassin arctique depuis plusieurs milliers d’années et la banquise est un élément essentiel de leur environnement et de leur vie quotidienne en hiver. Son altération risque de faire disparaître des pratiques et des savoirs uniques, et menace la pérennité de la culture inuit. De fait, de leur point de vue même, l’impact le plus important de la fonte de la banquise arctique est d’ordre culturel. Pendant les deux dernières décennies, et particulièrement depuis 2000, les Inuit et les scientifiques ont détecté des variations de la banquise arctique d’une ampleur et à un rythme spectaculaires. La baie de Disco, sur la côte ouest du Groenland, est un site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Les communautés inuit y sont installées depuis plus de 5 000 ans. En rouge, le village de Qeqertaq - © Le Cercle Polaire Lors de notre première étude, en 1987, la communauté de Qeqertaq comptait une centaine d’habitants. Elle en compte 160 aujourd’hui. Le village de Qeqertaq est situé sur une petite île de moins de trois km2, au nord-ouest de la baie de Disco, par 70° de latitude nord. Issus d’un peuple de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs nomades, les Qeqertamiut ont longtemps tiré l’essentiel de leurs revenus de la vente des peaux de phoque. L’embargo européen sur la vente de ce produit, en 1983, a imposé la pêche comme principale source de revenus. Le poisson le plus recherché est le flétan, capturé à l’aide de longues lignes de fond posées au travers de la banquise durant l’hiver, et depuis des barques à moteur durant la période estivale. Ces embarcations en fibre de verre sont importées et leur achat représente un investissement important. Seules une dizaine de familles possèdent une barque. La chasse reste une activité essentielle, tant d’un point de vue identitaire que pour la nourriture qu’elle procure, jugée plus saine, plus savoureuse et bien moins onéreuse que les produits d’importation disponibles dans l’unique magasin de l’île. Enfin l’eau douce est obtenue en faisant fondre des blocs de glace provenant des icebergs échoués sur le rivage. QUARANTE TERMES POUR DÉSIGNER LES FORMES DE LA GLACE DE MERSikuerpoq, en Kalaallisut, signifie que la banquise côtière disparaît - © Pierre Taverniers Lors de cet hiver 1987-1988, la température de surface de la mer est devenue négative au début du mois d’octobre. Il a alors suffi que le vent tombe, que la mer se calme et que le ciel se dégage pour que le refroidissement des eaux de surface au contact de l’air froid permette la formation d’une première couche de glace. Cette nouvelle glace est nommée “sikuarllaaq” lorsqu’elle ne fait que quelques millimètres d’épaisseur, et "sikuaq” lorsqu’elle atteint quelques centimètres d’épaisseur. “Sikuarpoq” signifie que la nouvelle glace se forme, en kalaallisut, langue des Qeqertamiut. Le lexique, non exhaustif, recueilli auprès des Qeqertamiut comprend une quarantaine de termes pour désigner les différentes formes de la glace de mer et environ soixante-dix termes associés comme les formes verbales, les outils spécifiques, etc. “Sikuarpoq” (la nouvelle glace se forme) a marqué le début de notre travail, et nous a permis de découvrir au fil de l’hiver combien la vie sociale et culturelle des Qeqertamiut est modelée par les variations de la glace de mer. À Qeqertaq en hiver,la banquise permet à tousles Qeqertamiut de se déplacer loin du village - © Pierre Taverniers SIKUJUMATAARPOQ : LA GLACE EST EN RETARDL’automne 1987 alterne de courtes périodes de temps froid et calme, durant lesquelles la surface de la mer gèle, et des périodes de temps perturbé, venteux et plus doux durant lesquelles la glace de mer se brise. Il arrive aussi que la glace de mer se forme à la suite d’une chute de neige importante, qui prend l’aspect d’une masse visqueuse à la surface de l’eau, nommée gadoue, “slush” en anglais ou “qinoq” en kalaallisut. Cette gadoue colle aux coques des barques et ralentit les déplacements. Le rivage de l’île se couvre peu à peu d’une glace qui s’épaissit et se nivelle à chaque marée haute. Elle forme bientôt le “qaanngoq” ou banquette côtière (icefoot en anglais). Cette étroite bande de glace attachée à la côte, qui présente une surface plane et horizontale, permet aux Qeqertamiut de se déplacer beaucoup plus facilement autour de leur île. “Sikuarlaaq” nouvelle glace de mer de quelques millimètres d'épaisseur - © Pierre Taverniers Avec la nuit polaire le froid s’intensifie, la glace de mer s’épaissit rapidement et gagne de 2 à 3 centimètres par jour. La banquise se forme : “sikujartuaarpoq”. Puis le “sikuvoq” : la banquise est formée. C’est le moment qu’attendaient avec impatience tous les Qeqertamiut ne possédant pas de barque. Durant l’été, leurs déplacements et leurs revenus dépendaient de la disponibilité des propriétaires de barques. La banquise permet d’effacer certaines inégalités sociales. Désormais chacun peut aller pêcher au milieu du fjord voisin. Profitant du clair de lune, certains partent déjà poser leurs lignes à plusieurs kilomètres du village. Il n’a pas neigé depuis la formation de la banquise et la glace est particulièrement glissante, ne permettant pas l’utilisation des chiens de traîneau. Les déplacements s’effectuent donc à pied en poussant un petit traîneau. Arrivé au milieu du fjord, là où ce dernier est le plus profond, le pêcheur perce la glace à l’aide de son “tooq”, un ciseau à glace fixé à l’extrémité d’un manche en bois d’environ 2 mètres de long. Il taille un pain de glace d’une cinquantaine de centimètres qu’il scelle verticalement près de son trou, nommé “alluaq”. Le pain de glace vertical, “napasoq”, est utilisé pour fixer l’extrémité de la ligne de pêche mais est aussi conçu comme un repère vertical au milieu de l’étendue horizontale de la glace de mer qui permet au pêcheur de retrouver son “alluaq” (le trou). La chasse au phoque la plus répendue est la chasse au fillet tendu sous la glace - © Pierre Taverniers “Uutoq”, le phoque qui se repose sur la glace, se pratique à l'approche en rampant masqué par un écran blanc tendu sur un traineau miniature auquel est fixé un fusil - © Pierre Taverniers LA GLACE, FACTEUR DE COHÉSION SOCIALELa première chute de neige transforme le paysage, le rend plus lumineux, permettant ainsi aux Qeqertamiut de mener davantage d’activités en extérieur et pour certains de mieux supporter moralement la période de nuit polaire. La neige déposée sur la glace de mer permet l’utilisation des traîneaux à chiens. Les Qeqertamiut apprécient particulièrement ce mode de transport, synonyme de liberté, d’indépendance économique – les chiens sont nourris avec les produits de la pêche et de la chasse –, silencieux et non polluant. L’usage du traîneau à chiens garantit souvent une certaine sécurité. Les chiens sont en effet capables de détecter le fait que la glace est peu épaisse ou la présence d’une fracture masquée par une couche de neige, et peuvent ainsi éviter au traîneau de s’engager sur une zone dangereuse. La banquise met fin à l’insularité, permet de gagner la côte voisine puis de pénétrer à l’intérieur des terres, de parcourir en traîneau à chiens un territoire beaucoup plus étendu qu’en période estivale. Parcourir le territoire permet de se l’approprier, notamment par la parole, en utilisant des toponymes qui traduisent une particularité physique ou font référence à un événement appartenant à l’histoire de la communauté. Cela permet de perpétuer et de transmettre ce savoir et également, parfois, de rencontrer des êtres surnaturels. Le printemps est la saison des courses de traineau qui réunissent des participants venant de communautés parfois éloignées d'une centaine de kilomètres - © Pierre Taverniers La période d’utilisation du traîneau à chiens et de la banquise côtière se traduit par un changement vestimentaire. Les produits d’importation utilisés par les pêcheurs pour se vêtir durant la période estivale sont remplacés par des bottes, pantalons et vestes en peau de phoque, confectionnés localement, synonymes de solidité, de chaleur, de sécurité. L’Inuk vêtu de manière traditionnelle semble se fondre dans son environnement. Johannes Jerimiassen : un jeune chasseur témoigne du recul de la glaceLe jeune chasseur Johannes Jerimiassen raconte : «?Je marchais sur la banquise pour aller chasser l’uuttoq. La glace paraissait solide mais un courant l’avait localement amincie. Elle s’est brisée sous mon poids. Je me suis enfoncé dans l’eau jusqu’aux épaules. J’ai placé mon tooq à plat sur la glace, devant moi, pour prendre appui, mais la glace s’est à nouveau brisée. J’ai fini par atteindre une zone de glace plus solide et j’ai pu sortir de l’eau. J’étais trempé et mes vêtements ont commencé à geler. Je suis rentré le plus vite possible à la maison mais quand je suis arrivé j’avais un talon gelé.?» Et d’ajouter ?: «?Cela m’est arrivé à deux reprises, ainsi qu’à Oruna et Aqalunnguaq, deux autres chasseurs.?» Petit lexique kalaallisut* de la banquise
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Une banquise imprévisible. La glace de mer qui recouvrait chaque hiver la baie de Disco au Groenland occidental s’est fragilisée, ce qui rend les déplacements en traîneau à chiens très périlleux. - © Pierre Taverniers La banquise permet de chasser le phoque de différentes manières et surtout d’en capturer davantage qu’en période estivale. La banquise immobilise les icebergs et fragments d’icebergs, particulièrement nombreux dans la région. Les Qeqertamiut peuvent ainsi aisément aller prélever des blocs de glace aux icebergs pour leur consommation d’eau douce et les acheminer jusqu’à leur habitation grâce aux traîneaux à chiens. La pêche est également plus aisée qu’en période estivale pendant laquelle les icebergs dérivants emportent souvent les lignes de pêche. La banquise côtière est enfin un espace solide qui relie les communautés inuit. En mars 1988, la quasi-totalité des habitants de la communauté voisine d’Ikerasak s’est déplacée en traîneaux à chiens sur la glace de mer pour rejoindre Qeqertaq et disputer un match de football. Puis les Ikerasamiut ont rejoint la communauté de Saqqaq située 25 km à l’ouest. Les Qeqertamiut effectuent parfois des déplacements d’une centaine de kilomètres, en traîneau à chiens, sur la banquise côtière, afin de rejoindre la ville d’Ilulissat. Le traîneau à chiens est le moyen de transport qui permet en hiver de se déplacer sur la banquise côtière pour parcourir un territoire beaucoup plus étendu qu’en période estivale - © Pierre Taverniers La banquise est également un lieu d’apprentissage et de transmission du savoir. Les enfants, principalement les garçons, accompagnent dès leur plus jeune âge les pêcheurs et chasseurs sur la glace de mer. Ils regardent faire les adultes jusqu’à ce qu’ils soient capables de reproduire leurs gestes. Ils apprennent à observer l’aspect de la glace afin d’estimer son épaisseur et sa solidité, à connaître les courants locaux et saisonniers qui peuvent fragiliser la glace, à se situer en utilisant des repères côtiers identifiés par les toponymes. Ils apprennent également à prévoir le temps en observant l’état du ciel, la transparence de l’air, la direction et la force du vent, le comportement des animaux, en étant à l’écoute de leur propre corps afin de déceler les variations de certains paramètres comme l’humidité, préalable indispensable afin d’effectuer un déplacement sur la glace de mer en toute sécurité. La banquise est aussi un espace de jeu, où les Qeqertamiut organisent au printemps des courses en traîneau à chiens, événements qui rassemblent toute la communauté et contribuent à sa cohésion. Quand la banquise se disloque au printemps, les enfants de Qeqertaq jouent à “puttaarput”, sauter de glaçon en glaçon - © Pierre Taverniers LA GLACE NE DÉPASSE PLUS 10 CM D'ÉPAISSEUR ! Au printemps 1988 la température de l’air redevient positive, la neige fond et la banquise se couvre de mares. “Aakkarneq” désigne l’aspect de la glace de mer à ce stade de la fonte. La banquise devient impraticable. Fragilisée par la fonte elle est brisée par le vent, les vagues et la houle. Près du rivage les enfants “puttaarput”, c’est-à-dire qu’ils sautent de glaçon en glaçon (ice cakes), fragments plats de glace de mer de moins de 20 mètres d’extension. “Puttaaq” désigne un glaçon. Puis le vent emporte les “puttaat” au large. La banquise côtière disparaît : “sikuerpoq”. Les Qeqertamiut peuvent encore se déplacer durant quelques semaines sur la banquette côtière puis elle disparaît à son tour : “qaanngueruppoq”. En été, la disparition compète de la banquise oblige les Qeqertamiut les moins aisés à se déplacer en barque à moteur, ce que seuls les plus aisés peuvent faire - © Pierre tavernier Christian Gronvold, le maître d’école, l’un des seuls Qeqertamiut à parler un peu anglais, témoigne : « Le temps est devenu plus doux, plus venteux et plus nuageux. Durant les hivers 2005 et 2006 la banquise ne s’est même pas formée autour de Qeqertaq, mais seulement plus au nord. Nous n’avons pas pu emmener les enfants sur la banquise pour leur apprendre comment pêcher ou chasser. » Durant l’hiver 2007-2008 la banquise s’est reformée autour de Qeqertaq mais est restée dangereuse. Plusieurs chasseurs ont vu la glace se casser sous leurs pieds et sont tombés à l’eau. Si aucun accident mortel n’est à déplorer parmi les chasseurs de Qeqertaq, ce n’est hélas pas le cas dans des communautés voisines. Certains chasseurs font valoir les qualités d’étanchéité et d’isolation des vêtements traditionnels en peau de phoque qui leur ont permis de survivre à une immersion dans l’eau froide, puis à une exposition au gel durant le trajet les ramenant vers leur communauté. Les accidents sont plus nombreux parce que l’état de la glace de mer devient imprévisible, au même titre que les phénomènes météorologiques. En ce domaine le savoir traditionnel est aujourd’hui souvent pris en défaut et devient difficilement transmissible. Au fil des entretiens, les chasseurs tracent sur une carte les limites annuelles successives de la banquise côtière praticable, en se référant aux toponymes côtiers. Entre les hivers froids du début des années 1990 et les hivers plus doux de ces dernières années, la période d’utilisation de la banquise côtière est passée de huit mois à quelques semaines et sa superficie praticable a été divisée par 50, passant de 3 500 km2 à 70 km2 ! “Alluaq”, le trou de pêche, est creusé dans la banquise en extrayant un pain de glace de 50 cm de diamètre qui est posé verticalement près du trou pour servir de repère - © Pierre Taverniers Trois façons de chasser le phoque
Recul de la banquise en baie de disco. La glace de mer (en violet) occupe aujourd’hui une surface 50 fois plus petite qu’au début des années 1990 - © Ian Stirling Qeqertaq est situé dans un secteur particulièrement touché par la diminution de la banquise. Même dans des communautés situées à des latitudes plus septentrionales, les Inuit signalent une altération de la banquise. Son état est moins prévisible et s’y risquer devient plus dangereux. Au Canada, de nombreux chasseurs ont été emportés au large après la rupture de la banquise côtière, et certains ont disparu. Sur la côte nord-ouest de l’Alaska, l’absence de banquise côtière se traduit par une augmentation de l’érosion littorale entraînant la destruction de bâtiments dans certaines communautés inupiat dont celle de Shishmaref, au point de contraindre les habitants à quitter leur terre ancestrale. Les enfants de Qeqertaq retrouveront-ils leur terrain de jeu hivernal l'année prochaine ? - © Ian Stirling Aujourd’hui, certains Inuit, et notamment des aînés, conscients d’un risque de résilience dans la transmission des savoirs liés à la banquise, s’investissent dans la rédaction de documents, dont certains ont pu être publiés grâce au programme Siku. Ce programme va se poursuivre bien au-delà de l’Année polaire internationale 2007-2008, et dans de nombreuses communautés, dont celle de Qeqertaq, des Inuit vont désormais consigner par écrit leurs observations quotidiennes concernant la glace de mer et témoigner des changements, parfois de grande ampleur, qui affectent leur environnement. Ces Inuit ont choisi d’agir à la fois pour préserver leurs savoirs traditionnels et en faire reconnaître la valeur mais aussi pour participer activement aux recherches menées sur leur propre territoire concernant le changement climatique, avec la volonté d’influer sur les décisions qui devront être prises face à ce changement. Pour en savoir plus • Le site internet du programme Siku Par Pierre Taverniers, météorologue à Météo France diplômé en langue et culture de l’Arc tique canadien de l’Université de l’Inalco à Paris. Il étudie depuis 20 ans l’impact du réchauf fe ment climatique chez les Inuit du Groenland et du Nunavut. Membre du programme Sea Ice Know ledge and Use (SIKU) de l’Année polaire internationale 2007-2009, il est aussi expert scientifique de l’ONG le Cercle Polaire. Pierre Taverniers © Juillet 2009 - Le Cercle Polaire |