30 Mars 2009

Conférence de presse conjointe de MM. Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et européennes, et de M. Michel Rocard, ambassadeur en charge des négociations internationales pour les pôles, l'Arctique et l'Antarctique, pour présenter la nouvelle mission Pôles.

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Conférence de presse au Ministère des Affaires étrangères et européennes, le 30 mars 2009.


MM. Bernard Kouchner - C'est un plaisir pour moi, non pas de présenter Michel Rocard, c'est inutile, mais de l'avoir à mes côtés ou, plutôt, d'être à ses côtés. Vous le savez, la situation est différente selon les pôles mais elle est également préoccupante. En Arctique, le réchauffement climatique permet ou permettra le développement de nouvelles activités. Michel Rocard précisera tout cela : l'exploitation du sous-sol, la navigation, la pêche, qui vont accroître et qui accroissent déjà la compétition entre Etats souverains riverains. Tout cela confère donc à la région une importance économique et stratégique majeure qui, entre autres, fait peser des menaces sur l'environnement.

Le dispositif juridique en place permet de répondre à un certain nombre de ces questions, des ces problèmes, d'en résoudre, mais il ne permet pas de faire convenablement face à tous les défis auxquels est brutalement confrontée cette région. Une meilleure gouvernance de l'Arctique devient indispensable. C'est pourquoi nous avons fait appel à Michel Rocard, et il est très remarquable de sa part qu'il ait accepté de servir l'intérêt général dans ce contexte.

Un certain nombre de débats sont en cours, notamment au sein de l'Union européenne, Michel Rocard sort d'ailleurs d'un long travail au Parlement européen. La Commission a rendu publique, à la fin du mois de novembre, une communication dessinant les contours d'une politique arctique de l'Union européenne. Cette ébauche est appelée à être précisée au cours de la Présidence suédoise du Conseil qui débutera au mois de juillet. Le ministère des Affaires étrangères allemand a organisé, les 12 et 13 mars, une Conférence internationale sur cette gouvernance arctique.

Il y a aussi des débats hors de l'Union européenne, notamment au Etats-Unis. Michel Rocard sera le 6 avril à Washington, les commémorations marqueront là-bas le cinquantième anniversaire du Traité de l'Antarctique. Hillary Clinton a souhaité y associer les membres du Conseil Arctique pour une réflexion élargie sur l'avenir et la gouvernance des pôles, et nous y voyons un signe prometteur.

Nous avons voulu que la France, dans ces débats, puisse faire entendre sa voix et valoir son expérience.

J'ai proposé à Michel Rocard de remplir cette mission, le président de la République le lui a offert. Il travaillera ici, au Quai d'Orsay et je serai très heureux qu'il y soit installé. Il pourra s'appuyer, au sein de ce ministère, sur une équipe de diplomates couvrant l'ensemble des aspects du problème : juridiques, énergétiques, climatiques, économiques, environnementaux et, bien sûr, politiques.

Je suis très heureux que la nouvelle organisation de ce ministère permette de l'accueillir dans des conditions optimales car tous ces aspects sont contenus dans la nouvelle Direction des Affaires globales. Ce sera alors l'occasion de vérifier son efficacité bien que cette réforme vienne seulement de se mettre en place.

Michel Rocard a 20 ans d'expérience des questions polaires. Alors qu'il était Premier ministre et moi son ministre, au sein de ses deux gouvernements, il fut, avec son homologue australien, le promoteur du Protocole de Madrid, en 1991, sur la protection de l'environnement en Antarctique.

L'initiative de ce protocole est née des refus français et australiens de ratifier la Convention de Wellington, en 1988, qui permettait l'exploitation des ressources minérales en Antarctique.

Vous avez à cette époque, Monsieur le Premier ministre, Monsieur l'Ambassadeur, par votre activité patiente, donner à beaucoup d'entre nous une admirable leçon de diplomatie.

Avec le recul, chacun peut percevoir une admirable leçon certes, mais aussi une efficacité, un profond mouvement novateur dans cette démarche, la tension des enjeux à long terme en particulier, l'art d'intervenir assez tôt pour que ces enjeux soient pris en compte lorsque les positions ne sont pas encore figées et que l'avenir est encore jouable.

Cet intérêt n'a pas été démenti au Parlement européen. Michel Rocard y a créé un Groupe parlementaire consacré aux affaires arctiques. Il a co-rédigé, dans ce cadre, la résolution "gouvernance arctique", approuvée le 9 octobre dernier. Cette résolution a ouvert la voie à la communication de la Commission européenne qui pose les premiers jalons d'une politique européenne de l'Arctique, puis à la résolution du Conseil des ministres européens du mois de décembre 2008. J'ai insisté sur ces aspects de l'activité politique de Michel Rocard car ils étaient directement liés à ces questions et c'est ce qui lui a valu, très précisément, non seulement de servir l'intérêt général, mais de le servir dans une matière, sur une discipline, dans une direction sur lesquelles il a bien des conseils à nous donner et une expérience qui m'autorise à lui dire : Monsieur l'Ambassadeur, soyez le bienvenu dans cette Maison.

Michel Rocard - Monsieur le Ministre, Mon Cher Bernard, merci beaucoup. C'est vrai que j'ai un véritable plaisir à accepter cette mission et à entrer dans le cadre de cette Maison que je n'avais connue que par "en-dessus", si j'ose dire, avec sympathie aussi mais qui m'échappait un peu.

Je n'ai pas grand chose à ajouter à ce que M. Kouchner vient de vous dire. Vous aurez sans doute des questions. Il est vrai que mon arrivée dans cette affaire s'est fait par l'Antarctique et c'est parce que la communauté scientifique se souvenait de ce coup de poker réussi que des scientifiques sont revenus me chercher pour me demander de m'occuper de l'Arctique, lorsque j'étais parlementaire européen. D'où le débat qui a commencé. Puis, j'ai quitté cette fonction de parlementaire européen.

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Conférence de presse au Ministère des Affaires étrangères et européennes, le 30 mars 2009.


Me voilà disponible et c'est au Quai d'Orsay que M. Kouchner s'est dit, saisi d'ailleurs par le think tank le Cercle Polaire, c'est-à-dire par un groupe scientifique dont je salue la présence de son président parmi nous, qu'il y avait matière à une mission que le président de la République a bien voulu me confier. Je suis heureux d'accepter une mission bien délimitée, parfaitement technique, qui n'implique de ma part aucune espèce de signification politique d'ensemble sur le gouvernement que je sers, au fond, comme fonctionnaire.

Peut-être un mot de plus sur cette affair e de l'Antarctique : une première remarque car, tout d'abord, la Convention, le pacte, le Traité qui régit l'Antarctique dit de Washington date de l'année 1959. Il a été ensuite complété par trois protocoles. Le premier d'entre eux est de l'année 1972 et concerne la protection des phoques. Le second est, je crois, de 1978 et concerne la protection de la faune et de la flore marine, tout cela n'étant pas très efficace. Et le troisième protocole fut signé dans la première moitié de l'année 1988. J'étais donc Premier ministre mais je n'en ai rien su. Le travail traditionnel est automatique et la France, comme l'Australie d'ailleurs, avaient signé le troisième protocole qui s'appelait le Protocole sur l'exploitation Des ressources minérales de l'Antarctique.

Le chef d'Etat de l'Australie étant la Reine d'Angleterre, qui ne fait de voyages internationaux que pour le Royaume-Uni, il est admis par le protocole international que lorsque le Premier ministre d'Australie se déplace, on lui réserve un traitement de chef d'Etat. Au cours d'une visite d'Etat à Paris, au mois de juin 1989, lors d'une pause café après deux réunions, il me dit : "Michel, as-tu vu cette catastrophe, nous avons signé un protocole qui prévoit comment exploiter les ressources minérales en Antarctique, cela vaut mieux que le non-droit qui présidait auparavant, puisque n'importe qui pouvait faire absolument n'importe quoi, mais que l'on en était empêché par le froid et les conditions techniques. Néanmoins, me dit mon ami Bob Hawke, le Premier ministre d'Australie, mon Parlement écologique a tourné vert, jamais nous ne ratifierons cela, je ne sais pas quoi en faire, tout le monde s'en moque, tout le monde l'ignore, toi-même tu n'es pas au courant."

Or la France était signataire sous ma fonction. Nous convenons alors, ici, tous les deux, d'annoncer ensemble - ce fut l'unique fois dans l'Histoire où la France et l'Australie ont fait une démarche diplomatique conjointe, il n'y en a pas eu d'autres depuis, il n'y en avait jamais eu d'autres avant -, avec l'accord du président de la République immédiatement consulté bien sûr, d'avertir le monde entier que nos deux pays tombaient d'accord pour ne pas envoyer à la ratification ce troisième protocole du Traité de l'Antarctique et de demander la réouverture de négociations plus approfondies et plus complètes.

Le Traité de Madrid suit et se trouve négocié en moins de deux années et demie. C'est le plus rapide en négociation de toute l'histoire internationale, moins de trois ans entre l'émission d'une idée et sa traduction dans un Traité. Le troisième protocole déclare l'Antarctique, terre de science, réserve naturelle, patrimoine de l'humanité intégralement protégé avec interdiction de mettre en exploitation des ressources minérales quelconques, ceci pour 50 ans, renouvelable par tacite reconduction. C'est donc non modifiable. Comme l'a dit Jacques-Yves Cousteau lui-même bon expert, l'Antarctique est sauvé. Reste que les dispositifs d'applications et de vérifications de ce Traité sont un peu imparfaits : il n'y avait pas de touriste il y a 20 ans, dix mille touristes il y a dix ans, 40.000 touristes l'été dernier, la montée est exponentielle et comme il y a peu de points d'escales, cette invasion touristique est un vrai danger.

Il reste quelques problèmes de surveillances, de coordination scientifique et puis surtout, peut-être, de plafonnement du tourisme ou de durcissement des règles. Il y aura toujours des choses à aller voir et il n'est pas question d'abandonner une responsabilité de surveillance, nous sommes, la France dans le secrétariat du Traité. Mais, c'est en Arctique que les choses bougent. C'est six mille ans d'histoire explorés par nos historiens, rien, le néant, la poésie, la recherche scientifique et le désintérêt général de la planète et depuis quatre ans, tout bouge à une allure infernale.

La première découverte, celle du GIEC, le réchauffement climatique d'une part existe et d'autre part, il n'est pas homogène sur l'ensemble de la planète. Si l'on considère qu'il est de 0,6° C tout au long du XXème siècle, il est, dans la région arctique, de 2° C. C'est ce qui explique que la glace des pôles se mette à fondre beaucoup plus rapidement que d'habitude.

D'où, seconde conséquence et second fait, on va vers l'ouverture, chaque année, des deux voies circumpolaires le long de la Sibérie ou le long du Nord-Canada pour faire transiter le commerce, nos navires, l'Europe vers le Japon, l'Europe vers la Californie, en contournant le pôle Nord plutôt par le Canal de Suez ou le Canal de Panama, selon votre destination, ce qui fait économiser cinq à six mille kilomètres de routes navales. Ce sera donc un avantage énorme. La réduction du coût n'est pas à ce niveau, d'abord parce que, pour passer dans l'Arctique, il y a des icebergs et il faut renforcer les coques des navires - donc un coût énorme - , deuxièmement, parce que les assurances vont naturellement prendre d'autres dispositions et troisièmement parce que, du passage de bateaux explorateurs à une flotte régulière permettant à dix ou quinze mille par an d'y aller, il faut naturellement des instruments de remorquages, de traitements des accidents ou de surveillance maritime.

On aura du piratage et, comment traiter les marées noires, comment traiter les accidents de toutes sortes qui peuvent se produire ? Probablement même, il faudra construire des ports, au moins à mi-distance sur chacune de ces grandes côtes, sachant que le Canada est une suite d'îlots. Mais, on ne sait pas sous quel régime mettre cette surveillance.

Troisième problème, on a également découvert que l'océan Arctique recelait des réserves souterraines de pétrole et de gaz pour environ le quart de toutes les réserves mondiales.

Il est évident que les yeux s'ouvrent, que les riverains, - et les riverains ne sont pas des pays marginaux puisque les riverains, ce sont la Russie, les Etats-Unis, le Canada, la Norvège et le Danemark, pour le compte du Groenland. Incidemment, le Groenland demandera probablement son indépendance diplomatique dans les quelques années qui viennent. Il en a le droit depuis le mois de juin dernier, après le référendum qui a prévu cette situation.

C'est au milieu de tout cela qu'il faut chercher à améliorer les conditions de gouvernance. J'ajoute un dernier point, c'est que l'océan Arctique est, bien entendu, l'océan principal de patrouille des sous-marins nucléaires qui se dissuadent mutuellement, de la Russie sur les Etats-Unis, c'est bien là que l'on se tire les uns sur les autres, ce n'est pas du fond de l'océan Indien ou du Pacifique, c'est l'océan Arctique, la grande densité. Ce qui pose aussi de manière particulière l'hypothèse d'accidents, car la surveillance des raisons de tels accidents fera peser quelques charges sur les conditions d'exercices des remorquages, des sauvetages, etc. Où en est-on pour arriver à tout cela ?

On ne sait pas quel droit s'applique, certains ont dit - j'ai même lu cette phrase durant mes responsabilités parlementaires - : "c'est une zone de non-droit". Ce n'est pas vrai. J'avais commis là une erreur, il y a des droits partiels, l'organisation maritime internationale a compétence là aussi pour les accidents mais, territorialement, il n'y a rien de mis en place.

La Convention internationale de Montego Bay de 1982 sur le Droit de la mer s'applique au "monde entier", elle n'a pas de disposition territoriale, elle n'est donc pas un cadre suffisant pour supporter tout cela.

Mais c'est l'amorce d'un cadre juridique possible.

Il faut donc faire l'inventaire des questions complémentaires nouvelles qui vont se poser, voir comment les traiter, respecter le souci des cinq pays riverains qui ont ensemble, en mai 2008, publié un communiqué qui indiquait en substance que la surveillance et la protection de l'Arctique leur incombent.

Quatre de ces pays riverains sont nos alliés à travers l'OTAN. L'un d'entre eux, le Danemark, est même membre de l'Union européenne. Avec le dernier, la Russie, la situation n'est pas bonne parce que l'habitude s'est prise dans nos opinions publiques de reconstruire une espèce de méfiance vis-à-vis d'une Russie pourtant en train d'apprendre la démocratie chez elle - on n'est plus chez les staliniens. Lorsque le Pacte de Varsovie a implosé, la réponse occidentale a été de maintenir la méfiance et non pas de dissoudre le Pacte atlantique, qui était né d'une réponse au Pacte de Varsovie. Nous l'avons maintenu et les Américains ont pris la décision, devant laquelle aucun Européen ne s'est jamais opposé, de l'élargir aux pays frontaliers de la Russie. La Russie a ressenti cela comme une mise en méfiance, non justifiée jusqu'à présent. Il n'y a pas de désaccord massif sur le mode d'organisation socio-économique et nous aurons à traiter avec nos voisins et partenaires russes, en faisant tomber si possible cette méfiance car il n'y a là qu'une co-gouvernance que l'on puisse envisager.

Mon principal adversaire dans la mission que je viens de recevoir et qui est difficile, sera cette attitude culturelle de diabolisation de la Russie qui monte un peu partout et qui parfois a de l'écho jusque dans vos colonnes parce que beaucoup de gens pensent ainsi. Il faut faire tomber cette méfiance et trouver des conditions de coopération. Il y a donc une incertitude sur le droit qui s'applique, sur la délimitation des questions nouvelles à se poser et dans quel ordre les poser pour obtenir, d'abord, des consensus et créer entre tous les riverains, à travers ces consensus, un type de relations qui permettent d'aborder les choses suivantes, de plus en plus difficiles.

Il n'est pas du tout invraisemblable, par exemple, que nous devions commencer par le droit de la pêche puisque tout le considérable attirail du droit international en matière de pêche est territorialisé partout, mais que cette territorialisation ne comporte pas l'océan Arctique, lequel pourtant, à cause du réchauffement climatique, pourrait bien voir arriver des reflux de poissons venant du Pacifique et de l'Atlantique, à titre principal. Nous allons avoir besoin d'une extension du droit de la pêche. Pourra-t-elle ou pas trouver une base légale dans des traités déjà existants ? Cela fait partie des questions qu'il faut aller explorer avec délicatesse et prudence avec tous ces partenaires.

Mais, bien sûr, une des premières choses est d'assurer la sécurité là-bas. Sera-t-il possible de confier la sécurité maritime, remorquage, traitement des accidents, traitement des marées noires, etc. à un organisme international commun ? Faudra-t-il faire confiance à des lois nationales dans chacun de ces pays ? Nous ne le savons pas encore. Cela dépendra beaucoup de l'attitude du Danemark et, peut-être, de la Norvège.

J'espère qu'il y aura une diplomatie européenne commune. Le Parlement européen est en effet le tout premier organisme collégial qui se soit occupé de ce problème et qui ait posé la question de la gouvernance arctique. Je crois même que la résolution de mai 2008 du Conseil arctique est une réponse aux premières démarches du Parlement européen qui, incidemment, se ressaisit et vote de nouveau sur ce problème jeudi prochain. Nous aurons une deuxième résolution un peu plus précise que la première et qui pourra servir de base d'envoi.

Monsieur le Ministre, je serai donc amené à vous demander l'autorisation de faire fonctionner la diplomatie française dans un cadre étroitement corrélé sinon discipliné à l'Union européenne.

Bernard Kouchner - Monsieur le Premier Ministre, vous avez mon autorisation, j'aime à ce qu'on l'entende.

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Conférence de presse au Ministère des Affaires étrangères et européennes, le 30 mars 2009.


Michel Rocard -Tout cela me laisse penser que cette mission n'a rien de facile. L'Antarctique, c'était presque facile : pas un électeur, rien que des manchots et les plus proches continents très loin.

L'océan Arctique, c'est de l'eau, à la différence de l'Antarctique qui est une terre, avec des riverains extrêmement proches et tout-puissants. A travers le Danemark, l'Union européenne est pays riverain. Nous sommes donc négociateurs de plein droit. Mais je m'attends à d'extraordinaires difficultés. Ce qui fait que je me considère comme honoré de m'être vu confier cette mission, je vous en remercie infiniment, Monsieur le Ministre, mais cela va être un sacré travail. Mesdames, Messieurs, je suis à votre disposition pour toute question complémentaire. Bernard Kouchner - Vous aurez compris que M. Rocard était spécialiste de cette question et que le choix est bon.

Q - Monsieur Rocard, vous avez décrit une situation d'une complexité extraordinaire. M. Kouchner a évoqué la notion de négociations au pluriel. Quel est le but de cet exercice, d'avoir une conférence ou de mettre un peu d'ordre dans cette complexité ? Comment organiser cet exercice ? Le G20, par exemple, est-il un modèle à cet égard, ou bien les pays directement concernés, ou encore une sorte d'organisation comme les Nations unies ? Comment s'organiser, avec quels pays, avec quel agenda ?

R - M. Rocard - Je commencerai par votre deuxième question pour ne pas y répondre. J'ai la chance, et c'est un peu l'une des raisons pour lesquelles cette responsabilité m'est confiée, d'avoir une relative expérience. Et j'ai appris notamment, c'est vrai en matière sociale ou en matière fiscale, mais en matière internationale encore davantage, que la procédure est complètement décisive. Par conséquent, je me garderai bien de lancer la France dans l'arrogance de proposer une procédure. C'est sur la procédure que je commencerai par chercher un accord de nos partenaires. Quand cet accord sera obtenu, ratifié par mon ministre, nous pourrons lancer le travail sur le fond.

Il me faut vous dire autre chose. Tout ce que j'ai fait de mieux dans ma vie publique, je l'ai réussi parce que j'avais gardé la discrétion, sinon le secret, sur toutes les intentions jusqu'à ce qu'elles mûrissent. Il est essentiel en démocratie que la presse soit informée de tout et juge de tout mais pas nécessairement pendant le travail, mais plutôt après, quand on a à la fois les avantages et les inconvénients et que la finition d'une négociation permette d'en évoquer les avantages. Sinon on a que les inconvénients pendant qu'on en parle. Je ne vous ferais, donc pas, part de ma stratégie. Mais il est certain que nous essaierons de lancer, à partir de l'Union européenne, une procédure qui fasse l'accord. D'où votre première question qui est la finalité.

Il y a tout à la fois. L'ouverture de l'inquiétude est environnementale. Le réchauffement climatique fait des dommages infiniment plus grave dans l'Arctique que n'importe où ailleurs proportionnellement à l'état précédent. C'est ce qui ouvre les voies de navigation, qui change toute la géographie de l'Arctique et même sa stratégie, puisque le réchauffement climatique est aussi permissif que des patrouilles de sous-marins nucléaires renforcées.

Mais il est peut-être sage de commencer autrement. Je crois que l'attaque par le problème de la sécurité maritime sera la première à permettre que les pays riverains de l'Arctique se rendent compte que l'ouverture de voies maritimes pour le monde entier, y compris la Chine - vous avez vu dans la presse que la Chine commence à s'intéresser sérieusement à l'Arctique. Pourquoi ? Parce qu'elle sait aussi qu'elle aura beaucoup de navires à y faire passer - oblige à trouver une nouvelle gouvernance de la sécurité. Le mot traité a été avancé ici ou là, c'est moi-même qui l'ai écrit dans une résolution du Parlement européen. Cela va peut-être revenir jeudi. C'est un mot peut-être trop anticipé.

Ce que nous visons est une amélioration de la gouvernance. Si elle se trouve dans des protocoles qui existent déjà, tant mieux. D'ailleurs, la gouvernance de l'Antarctique, qui tient beaucoup plus au troisième protocole plus encore qu'à son traité, résulte d'un protocole. On se moque, donc, un peu de la solennité de la procédure, ce qu'il nous faut c'est que cette procédure existe.

La sécurité navale sera une première chose et probablement la pêche aussi. Il est nécessaire que nous encadrions les droits de pêches avec des quotas, des volumes, etc. à la zone de l'océan Arctique dans le prolongement de ce qui est déjà fait. Ce qui veut dire sans doute que la partie gouvernance de l'océan Arctique du point de vue de la pêche pourrait bien n'être pas soumise au même régime juridique que celui d'un traité global sur sa sécurité.

Puis il y a le troisième problème. On va se mettre à exploiter du pétrole férocement, et un peu tout le monde. Le Groenland y songe beaucoup, la Norvège est limitrophe et la Russie ne rêve que de cela. La Russie a même fait une revendication territoriale considérable.

J'ai oublié de citer ce problème : la Convention internationale sur le Droit de la mer de Montego Bay en 1982 prévoit et définit ce que veulent dire, en terme de souveraineté, les limites territoriales. Il y a deux limites territoriales de chaque Etat maritime, une à 12 miles où l'eau est considérée comme relevant de sa loi nationale. Sécurité, traitement des accidents, la souveraineté nationale s'exerce absolument sur les douze premiers miles marins en mer. Le mile marin fait 1852 m, cela nous donne vingt et un kilomètres. Il y a une deuxième limite qui est à 200 miles nautiques, celle-là continue d'affecter la souveraineté nationale, les règlements de sécurité et de navigation, mais elle considère, qu'en ce qui concerne la pêche ou d'autres éléments, c'est la négociation nationale qui doit s'appliquer moyennant accord avec le reste du monde, donc des conventions particulières.

Cette Convention sur le Droit de la mer prévoit qu'il est possible à tout pays de demander l'extension de cette limite de 200 miles nautiques jusqu'à continuité du plateau sous-marin s'il est en continuité avec les 200 premiers miles nautiques. C'est à ce titre que la Russie a déposé l'année dernière deux revendications distinctes, dont la somme couvre 36 % de la surface de l'océan Arctique et inclut le pôle Nord pour la plus grande de ces deux revendications. La petite revendication territoriale couvrant une réserve pétrolière que l'on estime à la moitié des réserves de l'Arabie Saoudite, sinon davantage. Je vous rappelle aussi que la Russie s'est amusée à déposer sur le sous-sol du pôle Nord, qui est à 4200 mètres sous l'eau, une reproduction en titane de son drapeau national qui a été déposée comme signe de cette revendication devant le comité compétent du droit de la mer.

En foi de quoi les Etats-Unis sont en train de préparer une demande symétrique mais la géologie leur est moins favorable. La Norvège fait également une demande contestant l'argument russe que la zone demandée par la Russie est la prolongation d'une fameuse dorsale de Lomonosov qui traverse à peu près le tiers de l'océan Arctique. Il s'agit aussi d'inclure cette vision des choses et ce que signifient ces revendications qui, incidemment, peuvent avoir des conséquences de nature militaire. L'extension russe peut vouloir dire une intention de placer du matériel militaire en dessous. Il vaudrait mieux arriver à négocier une affaire pacifique dans ce dossier. C'est, d'ailleurs, une raison de plus de chercher une bonne entente avec la Russie et non pas traiter cela agressivement.

Voilà où nous en sommes. Mais l'entrée dans le problème par la sécurité maritime d'abord, puis par la pêche, me paraît être le fil conducteur de cette affaire.

Naturellement, la vraie finalité est d'assurer la protection environnementale. Tout le monde y est sensible. La mentalité écologique et les organisations écologiques se développent à toute allure. Même au sein de la Russie, ils ont connu des procès devant leur justice, il existe une défense des écologistes russes. Bref, nous ne partons pas dans une terre désertique de ce point de vue-là. Mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne entrée diplomatique dans la mesure où jusqu'à présent la plupart des nations considéraient que la préservation de l'environnement était certes fort importante mais relevait de leur compétence nationale. Nous aurons probablement cette réponse au début. Or, cette réponse ne suffit pas en matière de sécurité et ne tient pas la route en matière de pêche. Voilà comment je sens les choses aujourd'hui. Mais laissez-moi travailler, il va falloir analyser dans le détail les sensibilités de fond puis procédurières de chacun des Etats membres, de les faire accepter à nos partenaires de l'Union européenne. Il y en a pour pas mal de mois, sinon d'années, à défricher ce labyrinthe discret, secret et codé juridiquement.

Q - Sans nous révéler de secret, on sait que vous allez à Washington le 6 avril, est-ce que vous avez d'autres visites prévues à l'ONU, à Moscou, au Canada ?

R - Michel Rocard - Ce sera ma tâche chaque fois que le sujet viendra à l'ordre du jour, mais je ne pousserai pas dans le sens qu'avait évoqué votre précédent questionnaire, à créer un organisme spécial. Cela ne pourra être que le résultat, et pas le seul possible. La prochaine réunion est à la fin du mois d'avril à Tromsoe en Norvège - Tromsoe est à 150 km du Cap Nord. C'est à Tromsoe que le gouvernement norvégien qui préside le Conseil arctique en ce moment réunit ce Conseil arctique. Nous, la France, sommes observateurs au Conseil arctique et naturellement l'Union européenne, le Danemark étant membre, membre permanent du Conseil arctique. J'irai donc à Tromsoe où il y aura d'une part une première journée de travail organisée par le gouvernement norvégien or-formalis sous la présidence et avec l'introduction d'Al Gore, le vice-président des Etats-Unis qui vient donner son sentiment. Le lendemain, le 29 avril se tient le Conseil arctique auquel j'assisterai pour le compte de la République.

Q - Pardonnez-moi, il fallait que je vous pose cette question. Tout à l'heure vous vous présentiez comme un simple fonctionnaire au service du Quai d'Orsay. Est-ce que, après M. Kouchner, Jack Lang, émissaire spécial à Cuba, vous estimez que vous êtes une belle prise ?

R - Bernard Kouchner - Merci, Monsieur, d'être obligé très valeureusement de poser la question, il n'y sera pas répondu sauf par une petite remarque. Le mot "prise" en ce qui concerne un ancien Premier ministre et après ses réponses éminemment précises ne convient pas. Il n'y a pas de "prise", il n'y a pas de politique, surtout pas politicienne. Il y a le bonheur de travailler avec quelqu'un compétent sur un sujet qui concerne le monde entier et l'intérêt général de la France, de l'Europe et de la planète. Merci de prendre cela au pied de la lettre. Il n'y a pas l'ombre d'un souci. Je réponds à la place de Michel Rocard, mais si vous voulez qu'il réponde à sa façon, c'est à lui de le faire.

R - Michel Rocard - Je dirais simplement que j'ai été heureux d'accepter cette mission parce que j'avais le sentiment que j'étais bien le seul responsable français qui s'était occupé de ces questions, ce qui me vaut déjà une compétence - qu'il m'aurait fallu quelques mois pour acquérir ce qui aurait été du temps perdu - mais, surtout une autorité faite d'autres, car la réussite de notre pari sur l'Antarctique était un coup diplomatique assez fameux même si à l'époque il n'impressionnait personne, il est resté très discret. C'est tout de même un coup superbe et l'on s'en souvient. Je ne me sens pris par rien.

Q - Bonjour, vous avez mentionné qu'il faudrait peut être plafonné les touristes, est-ce que vous pourriez élaborer un petit peu qui sont ces touristes et comment est-ce que l'on pourrait les plafonner ?

R - Je me garderais bien de répondre à votre question puisque la réponse doit être de consensus international, on verra bien. Le problème qui se pose est celui d'examiner dans quelles conditions le tourisme fait ou ne fait pas des dégâts relatifs et toxiques à la tranquillité de la faune et au respect du peu de flore - enfin c'est surtout de la faune qu'il s'agit. Il faut d'abord se mettre d'accord là-dessus et ensuite probablement demander le sentiment à tous les opérateurs touristiques et aux gouvernements en cause, puis on verra bien. Je me garderai d'en dire davantage mais je ne peux ne pas dire qu'il y a un problème. Je ne pense pas que l'Antarctique soit capable de supporter 150.000 touristes, parce que bien entendu on ne va pas au coeur des icebergs, les parties fréquentables, celles qui sont abordables l'été, c'est-à-dire sans trop de glace ne sont pas énormes. Il y a, donc, un problème de densité maximale dont il faut saisir la communauté internationale. Ma ligne ne sera jamais de provoquer par des positions rigidifiées à l'avance.

R - Bernard Kouchner - Merci beaucoup.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 mars 2009

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