Si la banquise disparaît, l’ours polaire suivra !

Ours blanc : chronique d'une extinction annoncée

Adapté aux conditions extrêmes de la vie sur la banquise, l'ours polaire voit son existence menacée par le recul de la glace de mer en Arctique. La situation est d'autant plus alarmante que ce carnivore serait incapable de retourner à la vie terrestre.

stirlingC128Dans notre imaginaire, l’ours polaire et la banquise ne font qu’un. Ce lieu commun recouvre une réalité biologique fermement établie : l’ours blanc a vu le jour grâce à la glace de mer, et si cette dernière disparaît, il en ira de même de l’ours polaire. Il y a de cela seulement un million d’an­nées environ, un simple battement de cils au regard de l’évolution des espèces, le grizzli par­courait les terres arides des côtes de l’océan Arctique bordées d’un vaste et tout nouvel habitat, la banquise. Cette étendue de glace abritait une proie abondante et inexploitée : le phoque. Immanquablement, des grizzlis ont fini par ­s’aventurer sur la banquise où ils ont appris à chasser le phoque annelé et ont évolué rapidement pour devenir l’ours polaire que nous connaissons aujourd’hui. Le plus grand des carnivores terrestres, l’ours blanc, présente, de fait, une adaptation unique, très poussée et spécifique, à la vie sur la banquise arctique.

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Grizzli et ours polaire. La petite tête, le long cou, les épaules basses et la silhouette de l’ours polaire le distinguent de son cousin, le grizzli. - © Julien Norwwod - Le Cercle Polaire


Pendant des millénaires de relative stabilité climatique, la banquise n’a pas constitué un habitat rude mais un espace confortable pour l’espèce nouvellement adaptée qui en a fait son domaine. Plus récemment hélas, en raison du rapide réchauffement du climat en Arctique, la banquise tend à diminuer à une vitesse alarmante. Dans certaines régions, on observe aussi une tendance à une plus grande précocité de la fonte des glaces (débâcle) au printemps et à un retard du regel (embâcle) qui se fait plus tardif à l’automne. Il en résulte que la ­survie à long terme de l’ours blanc devient incertaine. Dans les décennies à venir, ses perspectives d’avenir nous apparaîtront plus clairement mais il dépendra certainement de notre capacité à stabiliser puis à réduire notre production de gaz à effet de serre, tels que le dioxyde de carbone (CO2).

Confronté à la variété des paysages de l’Arctique, sur la jeune glace de mer annuelle, épaisse d’un mètre à peine, ou à la lisière d’un floe (plaque de glace de mer de plus de 20 mètres de côté), au bord d’un chenal d’eau libre ouvert dans la banquise ou encore sur une vaste étendue de glace, j’ai médité souvent sur l’extraor­dinaire existence de l’ours blanc. Au début du mois d’avril il n’y a pas âme qui vive. Rien à voir sinon de la glace à perte de vue, de la neige, parfois le bleu acier de la mer entre deux floes ou quelques volutes de brume montant d’un chenal. La glace se fend quelquefois et grince sous vos pas sous l’action du courant ou du vent qui met en mouvement deux floes voisins et les fait frotter l’un contre l’autre. La température avoisine les – 30 °C, des vents de 30 à 50 km/h soulèvent la neige.

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Un grand mâle adulte grimpe sur la banquise après avoir nagé entre les glaces dérivantes pour arpenter la bordure de la banquise à la recherche de phoques - © Ian Stirling


Dans de telles conditions, la neige fraîche crisse et couine au plus petit mouvement de vos mukluk (chaussures esquimaudes en yupik), comme si vous marchiez sur des centaines de souris à chaque pas. Des bourrasques de vent vous bousculent dans tous les sens quand vous vous arrêtez. Tout ce que vous voyez est blanc jusqu’à l’horizon même qui se confond avec le bleu du ciel. Si vous escaladez le sommet d’une crête de pression, où deux plaques de glace se chevauchent, vous parvenez à voir un peu plus loin mais la vue reste la même. Dans ces moments-là, de nombreuses pensées me submergent, surtout celle de l’insignifiance de ma présence face à l’immensité de l’océan Glacial arctique pris par les glaces. En observant au loin un ours polaire parcourir à grands pas résolus la banquise, sans se soucier de ma présence ou de tout autre chose, il est aisé de comprendre pourquoi il occupe le premier rang des espèces emblématiques de la banquise boréale, même s’il reste difficile, encore aujourd’hui, d’apprécier sa vulnérabilité.

Le superprédateur de l’Arctique
L’ours polaire mâle pèse de 375 à 600 kg environ, certains individus atteignant 800 kg. Il dépasse parfois 2,50 m de long, du bout du nez au bout de la queue, cependant la plupart sont un peu plus petits. La femelle adulte est plus petite (1,90-2,20 m) et pèse à peu de chose près la moitié du poids du mâle (entre 200 et 350 kg). Elle a sa première portée entre 4 et 6 ans et donne naissance le plus souvent à deux oursons, dans une tanière creusée dans la neige sur la terre ferme (quelques oursons voient le jour dans des tanières sur la banquise). Les petits restent avec leur mère pendant deux ans et demi avant d’être sevrés, ce qui signifie qu’à moins d’une mort prématurée des oursons, les femelles ne se reproduisent jamais plus fréquemment que tous les trois ans. Les individus des deux sexes ont une longévité de 20 à 25 ans, parfois jusqu’à plus de 30 ans. Leur proie principale est le phoque annelé, localement remplacé par le phoque du Groenland, et, en moindre quantité, le phoque barbu.
La banquise, un monde en perpétuel mouvement

La banquise de l’Arctique constitue un environnement où il est difficile de survivre, plus encore de prospérer. L’énorme variabilité, prévisible et imprévisible, dans la répartition et l’abondance de la glace, requiert des animaux qui y vivent une grande adaptabilité dans leurs habitudes de déplacement. L’étendue de la banquise, l’agencement des chenaux ainsi que les crêtes de pression varient considérablement d’une saison à l’autre et d’année en année. Dans les mers de Beaufort et des Tchouktches qui jouxtent respectivement les parties nord et ouest de l’Alaska, un même floe peut se déplacer tout au long de l’année sur des centaines de kilomètres dans n’importe quelle direction au gré des vents et des courants marins. Ainsi, une ourse polaire qui entre dans sa tanière creusée dans une congère de la banquise dérivante pour y mettre bas en novembre peut fort bien en ressortir quelques mois plus tard à des centaines de kilomètres plus loin. À plus petite échelle, la glace peut être abondante ou absente en été ou en automne, et passer d’un état à l’autre en l’espace d’une nuit à la suite d’un changement de régime de vents ou de courants. Pendant la période de regel, lorsque la glace est relativement mince, une tempête d’automne peut compresser plus de 80 km de banquise en un champ de crêtes et de blocs, ou hummocks, quasi infranchissables. Pour les phoques, la répartition des sites d’hivernage les plus favorables ou des sites printaniers de mise bas peut changer énormément d’une année sur l’autre pour des raisons encore inexpliquées.

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Les chenaux d'eau libre refermés par le gel constituent un terrain de chasse idéal pour l'our blanc parce qu'ils sont fplus réquentés par les phoques dont les trous de respiration sont de bon site pour mes surprendre - © Ian Stirling


Une telle variabilité temporelle de la répartition spatiale des ressources explique pourquoi l’ours blanc, contrairement aux autres ours terrestres, n’a pas de territoire fixe. Les ressources dont dépendent les ours noirs ou les grizzlis, tels que les arbustes portant des baies ou les ­rivières riches en saumon, se trouvent toujours aux mêmes endroits chaque année. En revanche, la disponibilité des proies de l’ours polaire ou la localisation du meilleur habitat sur la banquise varient tellement d’une année à l’autre que la notion de défense d’un territoire devient absurde.

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20 000 à 25 000 ours polaires en 2005 se répartissaient à travers tout l’Arctique occupé par la banquise hivernale, dont la population totale est distribuée en 19 sous-populations variant de 164 à 2 997 individus - Source IUCN : Polar Bear Specialist Group


Les deux faces de la banquise sont vitales pour l’ours blanc. La surface de la glace de mer fournit le support indispensable sur lequel il se déplace et depuis lequel il peut chasser le phoque. Moins apparente parce que située sur la face inférieure de la glace, en contact avec la mer, une communauté saisonnière d’algues et d’organismes marins d’une richesse biologique unique prospère, même si elle est éphémère. C’est ce que l’on appelle la communauté sous-glaciaire ou épontique. En réponse au rayonnement solaire qui pénètre la glace au printemps, un ensemble florissant d’algues et d’organismes unicellulaires s’installe sur la face inférieure et dans l’épaisseur même de la banquise. L’augmentation rapide de la durée du jour et de l’intensité du rayonnement solaire au printemps stimule la floraison du phytoplancton dont le zooplancton tire sa subsistance. Le zooplancton nourrit à son tour de petits invertébrés ainsi que des petits poissons qui vivent sous la glace et dans ses fractures, et ainsi de suite jusqu’aux poissons et invertébrés consommés par les phoques annelés.

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Les phoques non reproducteurs et les jeunes sont plus abondant le long du front des glaces dérivantes et du pack - © Pierre Taverniers


Dans certaines zones, on estime que la part de la production primaire des eaux couvertes par les glaces au-dessus du plateau continental apportée par cette communauté sous-­glaciaire représente jusqu’à un tiers de la production primaire totale. Plus important, cette communauté épontique restant amarrée sous et dans la banquise, la biomasse qu’elle représente demeure près de la surface pendant des mois jusqu’à ce que la glace fonde et que la majeure partie des organismes coulent vers le fond. C’est le maintien d’une source alimentaire accessible et abondante sous la surface de la banquise qui attire et retient les phoques en ces lieux. Les phoques, mammifères équipés de poumons, doivent venir respirer de l’air en surface, dans des failles ouvertes dans la banquise ou dans des trous qu’ils entretiennent en grattant la glace – qui à ces températures se reforme en permanence – au moyen des solides griffes qui arment leurs pattes antérieures palmées. Ce faisant, ils deviennent vulnérables aux attaques des ours qui ne peuvent les capturer que depuis la surface de la banquise. En effet, bien qu’il soit bon nageur, l’ours n’est pas suffisamment rapide pour traquer les phoques sous l’eau.

La banquise est son terrain de chasse

To the uninitiated observer looking down from an airplane, the seemingly endless sea ice on the Arctic Ocean may appear much the same. However, there is as much variety in types of ice and the relative abundance of associated life, as there might be if you were to compare a coastal Douglas fir forest with the tundra. Not surprisingly, some types of ice are more important to polar bears than are others.
Two kinds of sea ice have the greatest influence on the ecology of polar bears, mainly because of how they influence the abundance and accessibility of the ringed seals that primarily sustain them. Multiyear ice may be several years old, partially melting in summer, but refreezing and replacing the melted portion through the winter. It may be 10-15 feet thick (3-5 meters) and snow-covered, thus allowing a limited amount of sunlight to pass through it to stimulate biological productivity. It is predominantly found in the middle of the Arctic Ocean, lying over very deep and generally unproductive water with low densities of seals.

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Pour traverser un chenal dont la surface gelée n'est pas assez épaisse pour le porter, il nage sous la surface, émaillant la fine couche de glace de trous à chaque fois qu'il remonte respirer en surface - © Ian Stirling


Lorsque vient l’été, la glace annuelle qui couvre le plateau continental et constitue l’habitat le plus important des phoques comme des ours disparaît purement et simplement. C’est l’époque où l’ours blanc doit se retirer sur la terre ferme et vivre de ses réserves de graisse, ou migrer vers le nord sur la glace pluriannuelle qui se maintient dans la région centrale de l’océan Arctique. Là, il doit probablement vivre essentiellement de ses réserves mais il a encore la possibilité de capturer quelques phoques en attendant le retour de la banquise sur le plateau continental à l’automne.

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Une femelle adulte et son ourson se repaissent d'un phoque qu'elle vient de tuer sur la banquise côtière qui se maintient durant le printemps - © Ian Stirling


Vue d’avion, l’étendue de la banquise arctique peut sembler infiniment uniforme. Pourtant, il existe une variété de types de glace entre lesquelles les différences sont aussi grandes que celles qui existent entre une côte plantée de pins de Douglas et la toundra. L’abondance et la diversité du vivant associé à la glace varient beaucoup également et, comme on peut s’y attendre, certains types de glace de mer sont plus favorables à l’ours polaire que d’autres. L’écologie de l’ours blanc est conditionnée par l’existence de deux sortes de glaces de mer qui déterminent l’abondance et l’accessibilité du phoque annelé dont il dépend principalement pour son alimentation. La glace pluriannuelle (ou vieille glace), qui a résisté à plusieurs années, fond partiellement en été et s’épaissit en hiver, ce qui renouvelle la part qui a fondu. Pouvant atteindre une épaisseur de 3 à 5 mètres et couverte de neige, elle ne laisse passer que peu de lumière ce qui limite la productivité ­biologique sous sa surface. On la trouve ­principalement au milieu de l’océan Glacial arctique, où elle recouvre une eau très profonde, peu productive et où les phoques se font rares. La glace de l’année (glace an­­nuelle ou jeune glace) se forme au cours de l’hiver et fond complètement en été. On la trouve surtout le long des côtes sud de l’océan boréal, sur les bras de mer entre les îles, et dans des régions plus méridionales comme la baie d’Hudson. La jeune glace n’excède généralement pas 2 mètres d’épaisseur et les rayons du soleil printanier y pénètrent relativement facilement. La majeure partie de la banquise annuelle recouvre les eaux de moindre profondeur du plateau continental (de 0 à 400 m de profondeur), les plus productives biologiquement parlant. C’est là qu’on y observe la plus grande densité de phoques. En conséquence c’est là aussi que chasse l’ours polaire.

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Un mâle adulte au Svalbard exploite une carcasse de baleine imergée dont il arrache des morceaux de viande pour se nourrir en cette période de vaches maigres que constitue l'été sans banquise - © Ian Stirling


Parmi les glaces annuelles, on distingue encore deux catégories : la banquise cô­­tière, qui comme son nom l’indique est attachée à la côte, et le pack, qui est constitué de floes libres se dé­plaçant sur l’océan. Au sein même de ces catégories on distingue des sous-catégories mais trois seulement sont importantes pour les phoques et donc pour les ours qui les traquent : les étendues de banquise côtière stable avec des congères suffisamment profondes pour que les phoques y établissent leur tanière de mise bas, généralement dans les baies ou près des côtes ; la lisière des floes qui est en fait la bordure externe de la banquise côtière et ses chenaux d’eau libre ; enfin le pack dérivant ou banquise dérivante, assemblage de plaques de glace assez dense pour couvrir au moins 75 % de la surface de l’océan.

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L’habitat privilégié du phoque annelé pour sa reproduction reste la banquise côtière. Les adultes territoriaux y entretiennent des trous de respiration dans la glace sous des congères suffisamment profondes pour y établir un repaire hors d’eau. Les trous de respiration sont répartis sur la banquise à une assez faible densité, ce qui les rend plus difficiles à repérer pour les ours. Les jeunes phoques annelés subadultes et les adultes non reproducteurs sont quant à eux plus nombreux en bordure des floes ou sur la banquise dérivante.

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Les longs poils qui recouvrent la face inférieure des larges pattes et entre les doigts assurent un surcroit d'adhérence sur la glace - © Ian Stirling


Le phoque barbu préfère lui aussi la lisière des floes et le pack dérivant où les chances de trouver des ouvertures naturelles dans la glace pour respirer sont plus grandes. Bien que les phoques barbus soient capables, comme le phoque annelé, d’entretenir des trous de respiration avec leurs griffes, ils le font rarement. Les adultes (de 200 à 300 kg pour 2,1 à 2,4 m de long) sont deux à trois fois plus gros que les phoques annelés (de 110 à 125 kg pour 1,5 à 1,75 m de long) et sont ainsi généralement la proie des seuls ours mâles adultes (lire, page 22, « Régime à base de phoques »).

Hautement spécialisé pour vivre sur la banquise

Le terrain de chasse de prédilection de l’ours polaire reste la lisière des floes ou le pack dérivant car les phoques y sont plus nombreux et plus accessibles. C’est là aussi que les trous de respiration des phoques sont le moins protégés par les congères, et c’est là qu’ils ont en outre le plus de chances de trouver une charogne, reste de repas d’un congénère le plus souvent. Vers la fin du mois de mars ou le début du mois d’avril, lorsque les ourses sortent de leur tanière accompagnées d’oursons de 3 ou 4 mois, elles chassent en premier lieu près des côtes, sur la banquise la plus stable, et se gardent d’approcher la lisière de la banquise côtière et les floes. Si la chasse y est plus difficile, il y a en revanche une probabilité plus faible pour rencontrer des mâles adultes, prêts à tuer et à manger des oursons si l’occasion se présente.

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Une tanière en baie d'Hudson occidentale abandonnée par l'ourse et ses 2 oursons pour retourner sur la banquise côtière pour chasser le phoque. Dans cette région, l'ourse creuse sa tanière en août dans laquelle elle va mettre bas et ne ressortir que dans les derniers jours de février ou le tout début mars. La mère et ses oursons restent de 7 à 10 jours sur place afin de laisser le temps oux jeunes de s'acclimater au froid et prendre de l'exercice. - © Ian Stirling


La seule existence d’une vaste étendue de glace de mer arctique – foyer de millions de phoques mais libre de tout grand prédateur – a rendu possible l’évolution du grizzli en ours polaire. Les circonstances écologiques qui ont permis cette évolution n’étaient probablement pas si différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui le long des côtes sud de la mer de Beaufort du nord de l’Alaska et de l’ouest du Canada. Là les grizzlis de ces terres arides creusent leur tanière sur la terre ferme, parfois à seulement quelques kilomètres de la côte et de la banquise. Au printemps, lorsqu’ils sortent affamés de leurs tanières après avoir passé l’hiver grâce à leurs réserves de graisse, il leur est souvent difficile de trouver la végétation qu’ils recherchent, le sol étant encore couvert par la neige. Les chasseurs inuvialuit qui vivent sur les côtes canadiennes de la mer de Beaufort savent depuis longtemps que certains des premiers grizzlis qui sortent de leur tanière se rendent sur la banquise en quête de restes de phoques tués par les ours polaires ou pour en chasser eux-mêmes. On a vu des grizzlis se nourrir de carcasses de phoques, mais savoir s’ils les ont tués ou s’ils se sont contentés de profiter d’une charogne est une question difficile à trancher. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que certains ours le font tous les printemps et ce probablement depuis longtemps.

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Sur la côte de la baie d'Hudson occidentale, les mâles s'ménagent des creux dans le gravier de la plage dans lesquels ils se reposent  en attendant le retour de la banquise. Ces creux se trouvent généralement sur le sommet de courtes dunes où le vent marin les aide à se rafraichir pendant les "chaleurs" de l'été arctique - © Ian Stirling


Il existe une grande variabilité dans la couleur de la fourrure du grizzli qui va du brun foncé parfois noir au brun clair tendant vers le blond. Il n’est pas audacieux de conjecturer que les grizzlis les plus clairs ont été moins aisément remarqués par les phoques encore inexpérimentés que leurs congénères brun foncé et que par conséquent ils aient connu plus de succès pour approcher et tuer les phoques sortis de leur trous de respiration pour se reposer. Ces ours plus clairs auraient ainsi mieux survécu, produit plus d’oursons, transmis les gènes porteurs de fourrure claire, pour devenir l’ours polaire d’aujourd’hui.

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Ian Stirling retire une balise satellite d'une femelle accompagnée de son ourson sur la baquise de la mer de Beaufort - © Ian Stirling


The Sea Ice is its Hunting Ground

Pour autant, l’ours blanc est le résultat de bien d’autres adaptations que le simple changement de couleur. Tandis que les ours polaires s’adaptaient à la vie sur la banquise, leur morphologie a connu des changements rapides qui ont modifié l’ancestrale silhouette massive de l’ours brun aux longues griffes et aux épaules proéminentes. En à peine plus d’un million d’années, l’ours polaire s’est différencié du grizzli au point d’être immédiatement reconnaissable à sa silhouette. Le crâne a perdu la lourde charpente osseuse de celui du grizzli et s’est allongé, de même que le cou. Pendant l’hiver, des congères de neige compactées par les vents et dures comme de la pierre se forment au-dessus des trous de respiration des phoques. Les phoques annelés remontent dans ces trous et creusent de petites tanières dans ces congères pour s’y reposer à l’abri. Au printemps les mères mettent bas dans ces abris. Lorsque les ours repèrent un phoque dans une tanière sous une congère, ils en pilonnent le toit avec leurs pattes avant ou creusent furieusement la glace pour ouvrir une brèche assez large et plonger dedans pour tenter d’attraper l’occupant. Être doté d’un cou plus long et d’une tête plus fine semble être une adaptation de l’ours blanc qui lui permet de plonger plus vite et plus profondément dans la tanière, et d’augmenter ainsi ses chances de capturer un phoque.

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Repas d’ours. Après avoir savamment dépecé le phoque, l’ours mange la graisse, la partie la plus énergétique, et laisse la chair aux congénères les plus faibles - © Ian Stirling


Comparées aux longues griffes des pattes antérieures du grizzli, celles de l’ours polaire apparaissent courtes, trapues et très acérées, lui assurant probablement une prise plus ferme sur la glace. De longs poils s’insèrent entre les doigts et débordent sur la surface nue des coussinets, servant d’antidérapant lorsqu’il marche sur la glace. On note avec intérêt que les larges coussinets des pieds, bien que nus, possèdent de petites vésicules qui pourraient agir comme de minuscules ventouses et apporter une adhérence supplémentaire, mais cela reste purement spéculatif. Ce qui ne l’est pas en revanche, c’est que comparé au pied de l’ours noir et à celui du grizzli, celui de l’ours polaire est nettement plus grand par rapport au reste du corps. Ses grands pieds en forme de pagaie sont remarquablement efficaces pour la nage mais servent aussi de raquettes lorsqu’il marche sur de la glace en formation, et lui évitent de passer au travers. Puisque le phoque annelé fréquente ces zones de glace mince fraîchement formée – sans doute en partie parce que ces dernières sont plus difficiles à atteindre pour l’ours –, les larges pieds de l’ours blanc représentent pour lui un atout.

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Le phoque barbu pèse 300-400 kg et constitue la deuxième proie privilégiée par l'ours polaire. Du fait de sa taille imposante, la plupart sont tués par des mâles adultes - © Ian Stirling


Changing Ice Conditions impacts Polar the Bears' life

Enfin, lorsqu’on pense à l’évolution de l’ours polaire et à la manière dont il s’est adapté pour mener une vie de chasseur de phoque sur la banquise arctique, on en arrive parfois à se poser la question de l’Antarctique. Après tout, il y a là-bas beaucoup de phoques de différentes espèces et beaucoup de glace de mer.

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Le régime alimentire de l'ours polaire est constitué à plus de 95 % de phoques, principalement le phoque annelé ou d'autres espèces de petite taille, comme par exemple dans le détroit de Davis où le phoque du Groenland est plus abondant que le phoque annelé - © Ian Stirling


Pourquoi n’y a-t-il pas d’ours blanc en Antarctique ? La réponse est assez simple. L’étendue d’océan froid et inhospitalier, balayé par les tempêtes, qui sépare la pointe sud du continent sud-américain (le plus proche du continent Antarctique) et la pointe de la péninsule Antarctique est bien trop importante – plus de 650 km – pour qu’aucun prédateur terrestre de quelque espèce que ce soit puisse la traverser. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas de prédateur qui remplisse la niche écologique de chasseur de phoques. Ce rôle est partagé avec un très large succès par le phoque léopard et l’orque, deux superprédateurs marins. L’ours polaire dépend de la banquise pour tout ce qui concerne sa survie, ce qui inclut la chasse, les déplacements saisonniers, la recherche d’un partenaire pour la reproduction et à certains endroits la recherche et la construction de tanière de mise bas loin de la terre ferme, dans les congères adossées aux crêtes de pression. L’espèce qu’il chasse préférentiellement, le phoque annelé, se trouve répartie en faible densité sur une surface immense de glace de mer, et peut même être pratiquement absente dans certaines zones pour des raisons inexpliquées. L’océan Arctique gelé fournit à l’ours polaire à la fois le substrat sur lequel il se déplace en quête de phoque et la plate-forme depuis laquelle il le chasse. Bien que l’on sache que quelques ours parviennent à tuer des phoques en pleine eau le long de la côte, le succès de ce type de chasse reste minime comparé à celui de la chasse depuis la banquise. En outre, une longue nage en eau froide, très coûteuse en énergie tant pour les efforts musculaires fournis que pour la lutte contre les pertes de chaleur corporelle, beaucoup plus importantes dans l’eau que dans l’air, offre un rendement énergétique beaucoup plus faible que celui obtenu en chassant sur la glace.

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« Années de phoques maigres ». Quand la débâcle est très précoce, le phoque annelé se fait plus rare et l’ours de la baie d’Hudson occidentale diversifie son régime alimentaire - © Ian Stirling


Pour apprécier l’importance que revêt l’accès à une vaste étendue de glace et la possibilité de s’y déplacer facilement, il faut tenir compte du fait qu’un ours polaire moyen, pour survivre, a besoin de pas moins de quarante-cinq phoques annelés (ou leur équivalent) par an. La chasse occasionnelle d’autres espèces réduit quelque peu la quantité de phoques annelés qui lui est nécessaire. Cependant, en chiffres bruts, la population mondiale d’ours polaires, estimée aujourd’hui à 20 000-25 000 individus, a besoin de plus d’un million de phoques annelés (ou leur équivalent) chaque année. Il n’existe pas d’autre mammifère marin en Arctique dont les populations soient assez nombreuses pour remplacer le phoque annelé, dont les effectifs sont estimés entre 5 et 7 millions d’individus, et nourrir les ours polaires.

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Le réchauffement menace la reproduction., En baie d’Hudson, la débâcle intervient trois semaines plus tôt (ci-dessous) qu’il y a trente ans. Dans le même temps, la masse corporelle des femelles adultes à cette période est passée de 290 à 230 kg, réduisant leur chance d’avoir des petits.
Aucune femelle de moins de 190 kg ne peut se reproduire - © Ian Stirling


La forte variabilité de la répartition et l’abondance des glaces d’une saison à l’autre et d’une année sur l’autre pose de sérieux problèmes à l’ours ; celui de la navigation dans un environnement sans repères visuels n’est pas des moindres. Il a été démontré, en suivant par satellite des ourses équipées de colliers émetteurs et par recaptures d’animaux marqués des deux sexes et de tous âges, qu’ils ne se déplacent pas au hasard. Ils ne se laissent pas dériver sur la glace au gré des vents ou des courants à moins que la dérive ne les entraîne dans la direction qu’ils ont choisie. De nombreuses études ont montré que les ours retournent de manière prévisible aux mêmes saisons aux mêmes endroits, qu’il s’agisse des sites de chasse de printemps, de ceux pour la mise bas ou des refuges d’été lorsque la mer est libre de glace. Par exemple, certains ours qui passent le plus clair de leur temps le long de la côte sud de l’île de Baffin marchent sur plusieurs centaines de kilomètres vers le sud sur la glace dérivante de la mer du Labrador chaque printemps pour fes­toyer aux dépens des bébés phoques annelés sans méfiance au large des côtes de Terre-Neuve. Après quelques semaines d’agapes, les ours remontent vers le nord jusqu’à l’île de Baffin, marchant à contre-­courant sur le ­cortège de glaces flottantes qui dérivent vers le sud avant de disparaître dans l’Atlantique Nord.

De prime abord le statut des ours polaires peut paraître des plus sûrs. Ils se répartissent largement sur l’ensemble apparemment illimité de la banquise circumpolaire arctique. Ils continuent à occuper la majorité de leur territoire d’origine et les estimations de la population totale en 2005 par le groupe de spécialistes de l’ours polaire de l’IUCN (Union internationale pour la conservation de la nature) sont de plus de 20 000 individus répartis en 19 sous-populations (lire, page 23, « 20 000 ours polaires »). Cependant, le succès incroyable de l’ours blanc à s’adapter à la vie sur la banquise est aussi sa grande faiblesse. Un carnivore de grande taille aussi spécialisé que lui dispose de peu d’options si son environnement vient à disparaître. Il lui est impossible de retourner à une vie terrestre, de manger des baies ou d’autres végétaux. En étudiant l’alimentation des grizzlis en captivité, les chercheurs ont compris que ces animaux ne peuvent atteindre leur taille imposante en se nourrissant uniquement de végétaux. Pour que le grizzli soit d’une telle corpulence il faut introduire des matières d’origine animale (le saumon qu’il pêche à la saison du frai) dans son régime alimentaire. De la même façon, les ours blancs atteignent leur stature en mangeant du phoque et non des végétaux. Par conséquent, le maintien d’une population aux effectifs proches de ceux d’aujourd’hui nécessite l’accès à une importante population de phoques et à une vaste étendue de glace à partir de laquelle les ours peuvent les chasser.

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Une ourse adulte et ses tois oursons. Elle a été anesthésiée par un fusil à flêches depuis un hélicoptère et ses trois oursons attachés à une de ses pattes pour qu'ils ne s'éloignent pas pendant que l'on pose une balise satellite autour du cou de leur mère. Les oursons sont clamés par une injection faite à la main avant d'être pesés et mesurés puis marqués - © Ian Stirling


Les chasseurs autochtones de l’Arctique et les scientifiques s’accordent sur le fait que le réchauffement climatique a un impact négatif important sur la banquise. Les conclusions des scientifiques, en particulier ceux de la NASA, sont très alarmantes : depuis que l’on a la capacité de suivre son évolution par satellite (1979), la surface totale de glace de mer ayant résisté à la fonte estivale dans le bassin arctique a régressé de 9 % par décennie, parfois davantage. En septembre 2007, le minimum d’extension des glaces de mer de l’océan Arctique (7 millions de km2 en 1979) est tombé largement au-dessous des valeurs prédites par tous les modèles : 4,2 millions de km2 au lieu des 5,7 prévus. L’année 2008, avec 4,52 millions de km2, occupe la seconde place dans les records d’extension minimale de la banquise estivale. Selon les prévisions actuelles, l’océan Arctique pourrait être entièrement libre de glace, au moins en été, dans moins de quarante ans. En 2006, la NASA a signalé que l’extension de la banquise arctique en hiver est également en recul. Ces changements et la rapidité avec laquelle ils s’effectuent dépassent les pires scénarios qu’aucun d’entre nous, spécialistes de l’ours polaire, pouvions imaginer il y a vingt ans, voire seulement dix ans.

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Ian Stirling mesure la largeur et la profondeur du trou creusé par l'ours à travers la glace pour atteindre le "nid" dans lequel il a capturé un phoque. En mer de Beaufort, en 2009 et 2010, les ours ont été confrontés à des difficultés nouvelles pour trouver des phoques durant le printemps, les vents violents de ces deux printemps ayant provoqué des ruptures de la banquise plus fréquent que la normale pendant l'hiver et compacté ces glaces brisées contre la côte. Certains ours affamés se sont mis à creuses à travers une banquise trop épaisse pour tenter de capturer des phoques qui pourraient avoir un trou de respiration en dessous, mais sans possibilité de succès du fait de l'épaisseur trop importante de la couche de glace. Ces tentatives leur coûtent en outre une énergie précieuse. L'existance de ces trous aberrents démontrent à quel point les ours se trouvent anormalement affamés - © Ian Stirling


L'ours disparaîtra avec son habitat

Nous sommes confrontés à l’impensable – la disparition de la banquise estivale en Arctique, dans un futur proche –, principalement en raison du réchauffement climatique qui résulte de l’activité humaine. Durant nos trente années d’étude des ours blancs sur la côte ouest de la baie d’Hudson, nous avons observé des phénomènes dont j’ai toujours du mal à croire qu’ils puissent arriver dans un temps aussi court que celui d’une carrière de chercheur. En hiver, la baie d’Hudson est entièrement couverte par les glaces annuelles qui, jusqu’à récemment, ne fondaient complètement que vers la mi-juillet. La période des eaux libres de glace ne perdurait que quatre mois environ, de l’été à l’automne. La période de fonte est aujourd’hui avancée de trois bonnes semaines par rapport à il y a trente ans. Le regel quant à lui devient de plus en plus tardif.

Ce changement extraordinairement rapide a eu des conséquences immédiates et néfastes sur l’ours polaire. L’époque cruciale pour la prédation des phoques annelés s’étend de la fin du printemps jusqu’à la fonte des glaces, lorsque les bébés phoques nouvellement sevrés sont abondants, que leur corps est composé à 50 % de graisse et qu’ils sont encore naïfs face à leur prédateur. En fait l’ours polaire de la baie d’Hudson accumule, durant cette seule période de la fin du printemps au début d’été, probablement 70 % ou plus de l’énergie dont il a besoin pour vivre toute l’année. Pourtant, ces trente dernières années l’ours blanc de la baie d’Hudson a été contraint d’abandonner la chasse au phoque sur la banquise durant des périodes de plus en plus longues du fait de la disparition de sa plate-forme de chasse au moment le plus essentiel de l’année pour lui (lire, ci-contre, « Le réchauffement menace la reproduction »). Plus la fonte est précoce, plus les ours doivent se réfugier tôt à terre et ils affrontent donc la période de jeûne estival en moins bonne condition physique.

La dégradation constante de la condition physique en début d’été a pour conséquence une perte de poids des femelles adultes à l’automne, à l’époque où elles portent leurs oursons. Alors que leur masse moyenne en 1980 était approximativement de 290 kg, elle n’était plus que de 230 kg environ en 2004. Nos données les plus récentes indiquent qu’aucune des femelles pesant moins de 190 kg en automne n’a été vue avec des petits l’année suivante, ce qui sug­­gère que si des femelles de moins de 190 kg peuvent survivre, elles ne se reproduisent pas. Au rythme actuel du déclin de la masse d’automne des ourses polaires, il semble probable que d’ici à quelques dizaines d’an­­nées très peu d’entre elles seront encore capables de se reproduire dans la baie d’Hudson.

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Ian Stirling examine le cadavre d'une femelle "canibalisée" : durant son retour vers la banquise accompagnée de ses oursons depuis sa tanière, la femelle a été tuée et dévorée par un mâle adulte de grande taille. Son crâne porte les traces du coup de dent qui lui a été fatal : deux trous faits par les crocs du mâle - © Ian Stirling


Le déclin annuel du taux de survie des oursons, des subadultes et des ours les plus âgés est aussi significativement lié à la date de débâcle de la banquise. Plus celle-ci démarre tôt, plus les chances de survie des individus de ces classes d’âge s’affaiblissent. Ainsi, dans l’ouest de la baie d’Hudson, les impacts négatifs sur la reproduction et la survie de la population d’ours d’une débâcle devenue de plus en plus précoce ont probablement été à l’origine du déclin de cette population. Dans la moitié nord de cette région, qui fait partie du Nunavut – le territoire le plus septentrional du Canada –, la chasse à l’ours polaire par les Inuit est régulée par un système de quota annuel de chasse légale. Cependant, après que la population d’ours de cette partie ouest de la baie d’Hudson a entamé son déclin, ce quota annuel non actualisé est devenu inadéquat, avec pour résultat une surexploitation qui, ajoutée aux effets négatifs du réchauffement climatique, a contribué à affaiblir encore la population dont les effectifs sont passés de 1 200 ours en 1987 à 935 en 2004.

De nouvelles études menées dans le sud de la baie d’Hudson ont confirmé que la débâcle de la banquise y est aussi plus précoce et que l’on constate, entre la seconde moitié des années 1980 et 2005, une dégradation concomitante de la condition physique des ours quels que soient leur sexe et leur âge. Les similitudes entre cette tendance et celles observées dans la partie ouest de la baie d’Hudson suggèrent qu’un déclin de la population d’ours de cette région méridionale s’ensuivra, si elle n’a pas déjà commencé.

Dans les mers des Tchouktches, des Laptev, de Barents et le sud de la mer de Beaufort – quelques-unes des mers circumpolaires de l’océan Arctique – la fonte des glaces se produit aussi plus tôt tandis que le regel se fait plus tardif. Ce sont à la fois l’extension de la surface libre de glace au nord des côtes de ces mers et la durée de la période sans banquise durant l’été et l’automne qui sont en progression. En conséquence un plus grand nombre d’ours de ces régions sont contraints de rester sur la terre ferme de plus en plus longtemps. Dans le même temps, la limite sud du pack dérivant, là où certains ours de ces régions se réfugient durant l’été, est remontée vers le nord et se situe désormais loin du plateau continental au-dessus des eaux du large profondes et im­productives, où les phoques sont beaucoup plus rares.

Dans la partie sud de la mer de Beaufort, la population d’ours polaires qui se répartit sur le nord de l’Alaska et le nord-ouest du Canada a également décliné, passant de 1 800 individus en 1980 à 1 500 en 2006. Le principal changement écologique connu pour cette période est le recul vers le nord de la limite sud de la banquise pluriannuelle, celle qui résiste à la fonte estivale, qui là aussi se retire loin de la zone productive du plateau continental. En outre, le retrait vers le nord de cette banquise pluriannuelle s’étend sur des périodes plus longues qu’autrefois. En 2001 et 2002, la période d’eaux libres de glace a été relativement brève (en moyenne 92 jours pour l’ensemble du secteur Sud Beaufort) et le taux de survie annuel des ourses a été approximativement de 99 %. En 2004 et 2005 en revanche, en raison d’étés inhabituellement chauds, la période de retrait des glaces a duré en moyenne 135 jours et le taux de survie des femelles adultes est tombé à 77 %. Coïncidant avec ces années de longues ­périodes de retrait des glaces, certains indices de stress alimentaire ont été relevés sur les ours du secteur sud de la mer de Beaufort, tels que plusieurs cas de famine, de cannibalisme, ou des ours suffisamment désorientés pour s’acharner à creuser vainement la glace compacte à la recherche d’éventuels trous de respiration de phoques.

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Une ourse et son ourson sur la une plage au Svalbard. En été, la glace ayant fondu, elle doit vivre sur ses réserves de graisse durant quelques mois avant de pouvoir retourner chasser le phoque sur la banquise. La durée de cette période critique va probablement augmenter sous l'effet du changement climatique sur la ba,quise arctique - © Ian Stirling


Le nouveau record de fonte de la banquise estivale de septembre 2007 a très vraisemblablement aggravé cette situation et si l’Arctique continue à se réchauffer, on peut s’attendre à ce que la banquise disparaisse rapidement. Le quatrième rapport sur les changements climatiques du Groupe d’Experts intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) des Nations Unies, publié en janvier 2007, conclut « sans équivoque » que le climat se réchauffe rapidement à l’échelle mondiale et que l’activité humaine en est la cause principale. Ce que cela signifie pour l’ours polaire, c’est que la disparition de la banquise va se poursuivre avec pour conséquences une diminution de ses chances de survie, de l’efficacité de sa reproduction, donc des effectifs de ses populations. Les effets du réchauffement climatique se feront sentir selon une intensité et un rythme inégaux dans les différentes régions, mais à long terme ils finiront tous par avoir raison de l’ours blanc.

Dans le bassin de Foxe au nord de la baie d’Hudson et dans l’est de l’Arctique canadien (la baie de Baffin, le détroit de Davis et la mer du Labrador), la banquise fond entièrement chaque année. Dans la mesure où la période essentielle d’alimentation des ours blancs dans ces secteurs s’étend de la mi-avril jusqu’à la fonte des glaces, l’impact négatif du réchauffement climatique se fait déjà sentir sur les premières populations. Dans ces régions, les ours survivent tout l’été essentiellement sur les réserves de graisse qu’ils ont constituées au printemps, même s’ils peuvent à l’occasion profiter d’une charogne, consommer parfois des végétaux ou tenter de chasser d’autres mammifères marins. Pourtant, c’est uniquement en chassant le phoque depuis la surface de la banquise que l’ours blanc couvre l’essentiel de ses besoins énergétiques de l’année. Spéculer sur la possibilité que les ours polaires puissent survivre à partir d’autres sources de nourriture qu’ils trouveraient sur la terre ferme est absurde. La principale région où la glace pluriannuelle subsiste en fin d’été et à l’automne se situe le long de la côte et entre certaines des îles les plus septentrionales du Canada et du Groenland. Si cette banquise pluriannuelle, relativement improductive, est remplacée par de la glace annuelle au moins sur la zone du plateau continental, il est possible que la productivité biologique s’accroisse et qu’elle favorise, dans un premier temps, les phoques et les ours. Mais si le climat continue à se réchauffer sans régulation de notre part, comme le montrent les modèles climatiques actuels, cet hypothétique répit n’aura été que de courte durée.

En dépit des changements majeurs qui ont déjà été enregistrés dans l’Arctique, les hommes ont encore la capacité de réagir et se doivent de le faire. Il nous reste encore vraisemblablement plusieurs décennies avant que les scenarii les plus noirs ne se réalisent. Le temps est donc un élément décisif pour l’ours polaire et la banquise qui domine l’écosystème marin de l’Arctique. Les ours blancs ont évolué grâce à ce vaste habitat productif vierge de tout prédateur terrestre. Au fur et à mesure que cet habitat disparaîtra, il en ira de même de l’ours qui y vit et en dépend. Il est vital que l’humanité tout entière s’applique dans le temps qui lui reste à réduire suffisamment les émissions de gaz à effet de serre afin que la banquise et l’ours polaire perdurent et que nos enfants et petits-enfants puissent les admirer. Faire moins que cela n’est pas acceptable. ■

 

Pour en savoir plus

• Recent observations of intraspecific predation and cannibalism among polar bears in the southern Beaufort Sea. Steven C. Amstrup, Ian Stirling, Tom S. Smith, Craig Perham and Gregory W. Thiemann, 2006. Polar Biology
• Possible Effects of Climate Warming on Selected Populations of Polar Bears (Ursus maritimus) in the Canadian Arctic. Ian Stirling and Claire L. Parkinson, 2006. Arctic, 59 (3)
• Effects of Earlier Sea Ice Breakup on Survival and Population Size of Polar Bears in Western Hudson Bay. Eric V. Regehr, Nicholas J. Lunn, Steven C. Amstrup and Ian Stirling, 2007. The Journal of Wildlife Management, 71(8)
• Unusual Predation Attempts of Polar Bears on Ringed Seals in the Southern Beaufort Sea: Possible Significance of Changing Spring Ice Conditions. Ian Stirling, Evan Richardson, Gregory W. Thiemann and Andrew E. Derocher, 2008. Artic, 61(1).
• Lire l'article original en anglais

Voir l'Appel des Pôles de Ian Stirling

Visit the IUCN Polar Bear Specialist Group website

By Ian Stirling, Emeritus Scientist with Environment Canada and Adjunct Professor at the University of Alberta. He participates in a number of national and international committees on polar bears and marine mammals. In recognition of his work, he has received the Canadian Northern Science Award, been made an Officer in the Order of Canada, and a Fellow of the Royal Society of Canada.


Ian Stirling © Juillet 2009- Le Cercle Polaire - Tous droits réservés

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