Le recul de la banquise hivernale en Arctique menace la pérennité de savoirs et de pratiques de vie séculaires intimement liées à la glace de mer. Une communauté de l’ouest du Groenland témoigne.

taverniers128Si le réchauffement de l’Arctique et le recul de la banquise inquiètent la communauté scientifique pour leurs effets amplificateurs sur le changement climatique global, il ne faut pas oublier que l’Arctique est un territoire habité par les hommes. Les Inuit, pour ne citer qu’eux, vivent sur les côtes du bassin arctique depuis plusieurs milliers d’années et la banquise est un élément essentiel de leur environnement et de leur vie quotidienne en hiver. Son altération risque de faire disparaître des pratiques et des savoirs uniques, et menace la pérennité de la culture inuit. De fait, de leur point de vue même, l’impact le plus important de la fonte de la banquise arctique est d’ordre culturel. Pendant les deux dernières décennies, et particulièrement depuis 2000, les Inuit et les scientifiques ont détecté des variations de la banquise arctique d’une ampleur et à un rythme spectaculaires.
C’est dans ce contexte inquiétant que s’inscrit le programme Siku (Sea Ice Knowledge and Use : assessing Arctic environmental and social change) de l’Année polaire internationale 2007-2008. L’objectif de Siku est de répertorier les savoirs inuit concernant la glace de mer, d’évaluer l’impact des changements environnementaux et d’établir des protocoles permettant de comparer les observations réalisées par satellite et celles faites localement par les Inuit. Ce programme international et transdisciplinaire réunit d’une part des Inuit de Tchoukotka (Russie), d’Alaska (États-Unis), du Canada et du Groenland et, d’autre part, des ethnologues, des linguistes, des géographes et des spécialistes de la glace de mer internationaux. L’équipe française du programme Siku dont je fais partie s’est rendue au printemps 2008 dans la petite communauté de Qeqertaq, sur la côte ouest du Groenland, communauté auprès de laquelle nous avions réalisé une première étude durant l’hiver 1987-1988. Lors de cette mission, nous avions pu suivre l’évolution saisonnière de la banquise côtière et son utilisation par les Qeqertamiut. Nous avions également recueilli un lexique des termes employés pour désigner les différentes formes de glace et les activités qui leur sont associées. Vingt ans après, ces Inuit témoignent des profonds changements qui affectent leur environnement et leur culture. La glace disparaît et les Qeqertamiut voient leurs activités hivernales traditionnelles – chasse, pêche et déplacements en traîneau à chiens – disparaître avec elle.

BaieDisco-600

La baie de Disco, sur la côte ouest du Groenland, est un site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Les communautés inuit y sont installées depuis plus de 5 000 ans. En rouge, le village de Qeqertaq - © Le Cercle Polaire


Lors de notre première étude, en 1987, la communauté de Qeqertaq comptait une centaine d’habitants. Elle en compte 160 aujourd’hui. Le village de Qeqertaq est situé sur une petite île de moins de trois km2, au nord-ouest de la baie de Disco, par 70° de latitude nord. Issus d’un peuple de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs nomades, les Qeqertamiut ont longtemps tiré l’essentiel de leurs revenus de la vente des peaux de phoque. L’embargo européen sur la vente de ce produit, en 1983, a imposé la pêche comme principale source de revenus. Le poisson le plus recherché est le flétan, capturé à l’aide de longues lignes de fond posées au travers de la banquise durant l’hiver, et depuis des barques à moteur durant la période estivale. Ces embarcations en fibre de verre sont importées et leur achat représente un investissement important. Seules une dizaine de familles possèdent une barque. La chasse reste une activité essentielle, tant d’un point de vue identitaire que pour la nourriture qu’elle procure, jugée plus saine, plus savoureuse et bien moins onéreuse que les produits d’importation disponibles dans l’unique magasin de l’île. Enfin l’eau douce est obtenue en faisant fondre des blocs de glace provenant des icebergs échoués sur le rivage.

QUARANTE TERMES POUR DÉSIGNER LES FORMES DE LA GLACE DE MER

Sikuerpoq

Sikuerpoq, en Kalaallisut, signifie que la banquise côtière disparaît - © Pierre Taverniers 


Lors de cet hiver 1987-1988, la température de surface de la mer est devenue négative au début du mois d’octobre. Il a alors suffi que le vent tombe, que la mer se calme et que le ciel se dégage pour que le refroidissement des eaux de surface au contact de l’air froid permette la formation d’une première couche de glace. Cette nouvelle glace est nommée “sikuarllaaq” lorsqu’elle ne fait que quelques millimètres d’épaisseur, et "sikuaq” lorsqu’elle atteint quelques centimètres d’épaisseur. “Sikuarpoq” signifie que la nouvelle glace se forme, en kalaallisut, langue des Qeqertamiut. Le lexique, non exhaustif, recueilli auprès des Qeqertamiut comprend une quarantaine de termes pour désigner les différentes formes de la glace de mer et environ soixante-dix termes associés comme les formes verbales, les outils spécifiques, etc. “Sikuarpoq” (la nouvelle glace se forme) a marqué le début de notre travail, et nous a permis de découvrir au fil de l’hiver combien la vie sociale et culturelle des Qeqertamiut est modelée par les variations de la glace de mer.
Les enfants sont les premiers à utiliser le “sikuaq” (nouvelle glace de quelques centimètres d’épaisseur). Eux qui ne disposent d’aucun terrain plat sur l’île attendent avec impatience que la glace s’épaississe et forme un terrain de jeu pour faire des glissades. “Quasaq” désigne la glace vive, et “quasarpoq” signifie “est glissant“. La glace plie parfois et risque de se rompre. Les adultes autorisent néanmoins la pratique de ce jeu, d’une part parce que les enfants ne sont jamais loin du rivage et peuvent être rapidement secourus, mais surtout parce qu’ils font ainsi leur apprentissage de la glace. Le vent et les vagues viennent rapidement briser le “sikuaq” (la glace de quelques centimètres d’épaisseur) en une multitude de plaques nommées “sikussat”.

Qeqertaq-hiver

À Qeqertaq en hiver,la banquise permet à tousles Qeqertamiut de se déplacer loin du village - © Pierre Taverniers


SIKUJUMATAARPOQ : LA GLACE EST EN RETARD

L’automne 1987 alterne de courtes périodes de temps froid et calme, durant lesquelles la surface de la mer gèle, et des périodes de temps perturbé, venteux et plus doux durant lesquelles la glace de mer se brise. Il arrive aussi que la glace de mer se forme à la suite d’une chute de neige importante, qui prend l’aspect d’une masse visqueuse à la surface de l’eau, nommée gadoue, “slush” en anglais ou “qinoq” en kalaallisut. Cette gadoue colle aux coques des barques et ralentit les déplacements. Le rivage de l’île se couvre peu à peu d’une glace qui s’épaissit et se nivelle à chaque marée haute. Elle forme bientôt le “qaanngoq” ou banquette côtière (icefoot en anglais). Cette étroite bande de glace attachée à la côte, qui présente une surface plane et horizontale, permet aux Qeqertamiut de se déplacer beaucoup plus facilement autour de leur île.
À la mi-novembre 1987, la glace de mer se forme à nouveau et atteint 16 centimètres d’épaisseur en une semaine. Les Qeqertamiut pensent alors assister à la formation de la banquise côtière saisonnière. Mais un vent de plus de 100 km/h brise une nouvelle fois la glace de mer en une multitude de floes. Les Qeqertamiut constatent : “sikujumataarpoq”, la glace de mer est en retard, longue à se former. Fin novembre le soleil disparaît derrière l’horizon pour une durée de deux mois. Profitant des derniers rayons solaires les chasseurs observent attentivement la mer. Au nord de l’île, à l’endroit le plus abrité, la glace de mer a résisté au dernier coup de vent. Les chasseurs mémorisent son emplacement en utilisant des repères, identifiés par de très nombreux toponymes (noms désignant des lieux), tant sur l’île que sur la côte voisine. Lorsque la mer aura entièrement gelé et sera recouverte d’une couche de neige unie, les Qeqertamiut se souviendront des limites de cette zone de banquise, la première à se former, donc la plus épaisse et la plus solide, et qui sera la dernière à être praticable au printemps.

sikuarllaaq

“Sikuarlaaq” nouvelle glace de mer de quelques millimètres d'épaisseur - © Pierre Taverniers


Avec la nuit polaire le froid s’intensifie, la glace de mer s’épaissit rapidement et gagne de 2 à 3 centimètres par jour. La banquise se forme : “sikujartuaarpoq”. Puis le “sikuvoq” : la banquise est formée. C’est le moment qu’attendaient avec impatience tous les Qeqertamiut ne possédant pas de barque. Durant l’été, leurs déplacements et leurs revenus dépendaient de la disponibilité des propriétaires de barques. La banquise permet d’effacer certaines inégalités sociales. Désormais chacun peut aller pêcher au milieu du fjord voisin. Profitant du clair de lune, certains partent déjà poser leurs lignes à plusieurs kilomètres du village. Il n’a pas neigé depuis la formation de la banquise et la glace est particulièrement glissante, ne permettant pas l’utilisation des chiens de traîneau. Les déplacements s’effectuent donc à pied en poussant un petit traîneau. Arrivé au milieu du fjord, là où ce dernier est le plus profond, le pêcheur perce la glace à l’aide de son “tooq”, un ciseau à glace fixé à l’extrémité d’un ­manche en bois d’environ 2 mètres de long. Il taille un pain de glace d’une cinquantaine de centimètres qu’il scelle verticalement près de son trou, nommé “alluaq”. Le pain de glace vertical, “napasoq”, est utilisé pour fixer l’extrémité de la ligne de pêche mais est aussi conçu comme un repère vertical au milieu de l’étendue horizontale de la glace de mer qui permet au pêcheur de retrouver son “alluaq” (le trou).

Chasse fillet

La chasse au phoque la plus répendue est la chasse au fillet tendu sous la glace - © Pierre Taverniers


fusil traineau

“Uutoq”, le phoque qui se repose sur la glace, se pratique à l'approche en rampant masqué par un écran blanc tendu sur un traineau miniature auquel est fixé un fusil - © Pierre Taverniers


LA GLACE, FACTEUR DE COHÉSION SOCIALE

La première chute de neige transforme le paysage, le rend plus lumineux, permettant ainsi aux Qeqertamiut de mener davantage d’activités en extérieur et pour certains de mieux supporter moralement la période de nuit polaire. La neige déposée sur la glace de mer permet l’utilisation des traîneaux à chiens. Les Qeqertamiut apprécient particulièrement ce mode de transport, synonyme de liberté, d’indépendance économique – les chiens sont nourris avec les produits de la pêche et de la chasse –, silencieux et non polluant. L’usage du traîneau à chiens garantit souvent une certaine sécurité. Les chiens sont en effet capables de détecter le fait que la glace est peu épaisse ou la présence d’une fracture masquée par une couche de neige, et peuvent ainsi éviter au traîneau de s’engager sur une zone dangereuse. La banquise met fin à l’insularité, permet de gagner la côte voisine puis de pénétrer à l’intérieur des terres, de parcourir en traîneau à chiens un territoire beaucoup plus étendu qu’en période estivale. Parcourir le territoire permet de se l’approprier, notamment par la parole, en utilisant des toponymes qui traduisent une particularité physique ou font référence à un événement appartenant à l’histoire de la communauté. Cela permet de perpétuer et de transmettre ce savoir et également, parfois, de rencontrer des êtres surnaturels.

Courses traineau

Le printemps est la saison des courses de traineau qui réunissent des participants venant de communautés parfois éloignées d'une centaine de kilomètres - © Pierre Taverniers


La période d’utilisation du traîneau à chiens et de la banquise côtière se traduit par un changement vestimentaire. Les produits d’importation utilisés par les pêcheurs pour se vêtir durant la période estivale sont remplacés par des bottes, pantalons et vestes en peau de phoque, confectionnés localement, synonymes de solidité, de chaleur, de sécurité. L’Inuk vêtu de manière traditionnelle semble se fondre dans son environnement.

Johannes Jerimiassen : un jeune chasseur témoigne du recul de la glace

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Le jeune chasseur Johannes Jerimiassen raconte : «?Je marchais sur la banquise pour aller chasser l’uuttoq. La glace paraissait solide mais un courant l’avait localement amincie. Elle s’est brisée sous mon poids. Je me suis enfoncé dans l’eau jusqu’aux épaules. J’ai placé mon tooq à plat sur la glace, devant moi, pour prendre appui, mais la glace s’est à nouveau brisée. J’ai fini par atteindre une zone de glace plus solide et j’ai pu sortir de l’eau. J’étais trempé et mes vêtements ont commencé à geler. Je suis rentré le plus vite possible à la maison mais quand je suis arrivé j’avais un talon gelé.?» Et d’ajouter ?: «?Cela m’est arrivé à deux reprises, ainsi qu’à Oruna et Aqalunnguaq, deux autres chasseurs.?»

Petit lexique kalaallisut* de la banquise
* langue des Qeqertamiut

siku : glace de mer
sikuarllaaq : nouvelle glace de quelques millimètres d’épaisseur
sikuaq : nouvelle glace de quelques centimètres d’épaisseur
sikuarpoq : la nouvelle glace se forme
sikussat : plaques de glace formées par la cassure du sikuaq
quasaq : la glace vive
quasarpoq : est glissant
qinoq : gadoue de neige formant une masse visqueuse à la surface de l’eau
qaanngoq : banquette côtière
sikujumataarpoq : la glace de mer est en retard, longue à se former
sikujartuaarpoq : la banquise côtière se forme
sikuvoq : la banquise côtière est formée
alluaq : trou de pêche
napasoq : pain de glace vertical dressé près du trou de pêche
allu : trou de respiration du phoque
tooq : ciseau à glace fixé au bout d’un manche en bois d’environ 2 mètres de long
uuttoq : phoque qui se repose sur la glace
sinaaq : lisière de la banquise côtière
aakkarneq : aspect de la glace de mer couverte de mares de fonte
puttaaq : glaçon, plaque de glace de moins de 20 mètres de diamètre
puttaarput : (ils/elles) sautent de glaçon en glaçon
sikuerpoq : la banquise côtière disparaît
qaanngueruppoq : la banquette côtière disparaît

 

Banquise-aakkarneq

Une banquise imprévisible. La glace de mer qui recouvrait chaque hiver la baie de Disco au Groenland occidental s’est fragilisée, ce qui rend les déplacements en traîneau à chiens très périlleux. - © Pierre Taverniers


La banquise permet de chasser le phoque de différentes manières et surtout d’en capturer davantage qu’en période estivale. La banquise immobilise les icebergs et fragments d’icebergs, particulièrement nombreux dans la région. Les Qeqertamiut peuvent ainsi aisément aller prélever des blocs de glace aux icebergs pour leur consommation d’eau douce et les acheminer jusqu’à leur habitation grâce aux traîneaux à chiens. La pêche est également plus aisée qu’en période estivale pendant laquelle les icebergs dérivants emportent souvent les lignes de pêche. La banquise côtière est enfin un espace solide qui relie les communautés inuit. En mars 1988, la quasi-totalité des habitants de la communauté voisine d’Ikerasak s’est déplacée en traîneaux à chiens sur la glace de mer pour rejoindre Qeqertaq et disputer un match de football. Puis les Ikerasamiut ont rejoint la communauté de Saqqaq située 25 km à l’ouest. Les Qeqertamiut effectuent parfois des déplacements d’une centaine de kilomètres, en traîneau à chiens, sur la banquise côtière, afin de rejoindre la ville d’Ilulissat.

Traineau

Le traîneau à chiens est le moyen de transport qui permet en hiver de se déplacer sur la banquise côtière pour parcourir un territoire beaucoup plus étendu qu’en période estivale - © Pierre Taverniers


La banquise est également un lieu d’apprentissage et de transmission du savoir. Les enfants, principalement les garçons, accompagnent dès leur plus jeune âge les pêcheurs et chasseurs sur la glace de mer. Ils regardent faire les adultes jusqu’à ce qu’ils soient capables de reproduire leurs gestes. Ils apprennent à observer l’aspect de la glace afin d’estimer son épaisseur et sa solidité, à connaître les courants locaux et saisonniers qui peuvent fragiliser la glace, à se situer en utilisant des repères côtiers identifiés par les toponymes. Ils apprennent également à prévoir le temps en observant l’état du ciel, la transparence de l’air, la direction et la force du vent, le comportement des animaux, en étant à l’écoute de leur propre corps afin de déceler les variations de certains paramètres comme l’humidité, préalable indispensable afin d’effectuer un déplacement sur la glace de mer en toute sécurité. La banquise est aussi un espace de jeu, où les Qeqertamiut organisent au printemps des courses en traîneau à chiens, événements qui rassemblent toute la communauté et contribuent à sa cohésion.
“Sinaaq”, la lisière de la banquise côtière, est un terme qui désigne aussi le rebord de la paupière, frontière entre un milieu solide et un milieu liquide. Certains termes du lexique de l’anatomie humaine sont ainsi employés pour désigner des éléments de l’environnement inuit.

Puttaarput

Quand la banquise se disloque au printemps, les enfants de Qeqertaq jouent à “puttaarput”, sauter de glaçon en glaçon - © Pierre Taverniers


LA GLACE NE DÉPASSE PLUS 10 CM D'ÉPAISSEUR !

Au printemps 1988 la température de l’air redevient positive, la neige fond et la banquise se couvre de mares. “Aakkarneq” désigne l’aspect de la glace de mer à ce stade de la fonte. La banquise devient impraticable. Fragilisée par la fonte elle est brisée par le vent, les vagues et la houle. Près du rivage les enfants “puttaarput”, c’est-à-dire qu’ils sautent de glaçon en glaçon (ice cakes), fragments plats de glace de mer de moins de 20 mètres d’extension. “Puttaaq” désigne un glaçon. Puis le vent emporte les “puttaat” au large. La banquise côtière disparaît : “sikuerpoq”. Les Qeqertamiut peuvent encore se déplacer durant quelques semaines sur la banquette côtière puis elle disparaît à son tour : “qaanngueruppoq”.
À notre retour vingt ans plus tard, en mai 2008, notre enquête s’est concentrée sur les changements éventuels intervenus depuis notre premier passage concernant la glace de mer, préoccupation essentielle du programme Siku. Interrogés sur la praticabilité de la banquise côtière durant les vingt dernières années, les Qeqertamiut font appel à leur mémoire, car il n’existe aucun écrit en la matière. Les témoignages que nous recueillons sont particulièrement parlants. Jakob Jonathansen, l’un des meilleurs chasseurs de l’île, se souvient de l’hiver 1990 en raison d’une chasse mémorable : « Cette année-là il a fait très froid, la banquise s’est formée et a épaissi rapidement, emprisonnant des bélugas dans une petite étendue d’eau libre à une centaine de kilomètres au sud de Qeqertaq. Nous sommes partis avec nos traîneaux à chiens pour chasser ces sassat [mammifères marins prisonniers de la banquise] et avons pu ramener une grande quantité de viande et de mattak [peau de béluga] à la communauté. Cet événement ne s’est hélas pas reproduit depuis. » Un autre chasseur, Jakob Tobiassen, indique : « Autrefois la banquise avait jusqu’à 1 mètre d’épaisseur, et tenait jusqu’au mois de juin. À partir du milieu des années 1990 la glace est devenue de moins en moins épaisse, en raison de courants marins plus chauds et d’un temps plus doux et plus venteux. La glace de mer s’est formée de plus en plus tard, parfois seulement fin janvier, pour disparaître dès le mois d’avril. Elle a été de moins en moins étendue. Il est devenu impossible de se rendre à Ilulissat en traîneau à chiens. Puis il est devenu impossible de se rendre à Saqqaq par la banquise. Nous avons dû passer par la terre, mais c’est beaucoup plus long, il faut franchir des collines et traverser un fjord. Et puis il est devenu impossible d’aller dans le fjord Torsukatak, là où nous pêchons le flétan, avec une glace ne dépassant plus dix centimètres d’épaisseur et minée par de nombreux trous. Se déplacer sur la banquise est devenu dangereux, ulorianartoq, et des chasseurs sont passés au travers de la glace. »

Qeqertaq-ete

En été, la disparition compète de la banquise oblige les Qeqertamiut les moins aisés à se déplacer en barque à moteur, ce que seuls les plus aisés peuvent faire - © Pierre tavernier


Christian Gronvold, le maître d’école, l’un des seuls Qeqertamiut à parler un peu anglais, témoigne : « Le temps est devenu plus doux, plus venteux et plus nuageux. Durant les hivers 2005 et 2006 la banquise ne s’est même pas formée autour de Qeqertaq, mais seulement plus au nord. Nous n’avons pas pu emmener les enfants sur la banquise pour leur apprendre comment pêcher ou chasser. » Durant l’hiver 2007-2008 la banquise s’est reformée autour de Qeqertaq mais est restée dangereuse. Plusieurs chasseurs ont vu la glace se casser sous leurs pieds et sont tombés à l’eau. Si aucun accident mortel n’est à déplorer parmi les chasseurs de Qeqertaq, ce n’est hélas pas le cas dans des communautés voisines. Certains chasseurs font valoir les qualités d’étanchéité et d’isolation des vêtements traditionnels en peau de phoque qui leur ont permis de survivre à une immersion dans l’eau froide, puis à une exposition au gel durant le trajet les ramenant vers leur communauté. Les accidents sont plus nombreux parce que l’état de la glace de mer devient imprévisible, au même titre que les phénomènes météorologiques. En ce domaine le savoir traditionnel est aujourd’hui souvent pris en défaut et devient difficilement transmissible. Au fil des entretiens, les chasseurs tracent sur une carte les limites annuelles successives de la banquise côtière praticable, en se référant aux toponymes côtiers. Entre les hivers froids du début des années 1990 et les hivers plus doux de ces dernières années, la période d’utilisation de la banquise côtière est passée de huit mois à quelques semaines et sa superficie praticable a été divisée par 50, passant de 3 500 km2 à 70 km2 !

Alluaq

“Alluaq”, le trou de pêche, est creusé dans la banquise en extrayant un pain de glace de 50 cm de diamètre qui est posé verticalement près du trou pour servir de repère - © Pierre Taverniers


Trois façons de chasser le phoque

La chasse la plus répandue est la chasse au filet, tendu sous la glace, généralement entre un petit iceberg et la côte. Le chasseur creuse trois trous, alignés et distants de quelques mètres. Puis il propulse son “tooq” (ciseau à glace) dans l’eau, par un trou, de manière à ce que le manche de son outil émerge par un autre trou. Cet exercice réclame d’autant plus d’habileté que la glace est épaisse. Une lanière attachée au tooq permet ensuite de tendre le filet sous la glace. Les filets sont visités régulièrement. Lors de chaque visite le chasseur doit tailler la glace qui s’est reformée dans “l’alluaq” (trou de pêche) central afin d’inspecter visuellement le filet. Si la glace est épaisse, l’inspection sous-marine est réalisée avec un miroir de poche que l’on fixe au bout du “tooq”.

Les Qeqertamiut pratiquent également la chasse à "l’uuttoq”, le phoque qui se repose sur la glace, près d’une fracture ou d’un trou de passage aménagé par l’animal. Le chasseur approche “l’uuttoq” en étant masqué par un écran de tissu blanc tendu sur un traîneau miniature auquel est fixé son fusil. Le chasseur termine son approche en rampant sur la glace et s’immobilise chaque fois que l’animal se redresse pour inspecter les alentours.

Les Qeqertamiut connaissent également la chasse à “l’allu”, le trou de respiration du phoque. Posté près d’un “allu”, le chasseur doit attendre, parfois de longues heures, que le phoque vienne respirer. Afin d’augmenter les chances de capture, la chasse doit être collective, les chasseurs se postant près des différents trous de respiration sur une même zone. Cette chasse peu rentable n’est quasiment plus pratiquée.

Dans ces conditions, la banquise est moins pratiquée et il est de plus en plus difficile de transmettre aux jeunes générations les savoirs liés à la glace de mer, à certaines techniques de chasse et de pêche, et à l’utilisation des traîneaux à chiens. Moins parcouru, le territoire est moins connu. L’impact le plus important de la diminution de la banquise côtière est donc d’ordre culturel puisqu’il menace de disparition aussi bien un lexique que des pratiques traditionnelles uniques. Mais son impact est aussi d’ordre économique. Moins de glace de mer praticable signifie moins de phoques capturés, donc moins de viande et de graisse pour les Qeqertamiut et pour leurs chiens, et moins de peaux pour confectionner des vêtements d’hiver. Certains chasseurs ont choisi de se séparer de leurs chiens de traîneau, qu’ils devaient nourrir toute l’année pour une utilisation de plus en plus réduite. L’adaptation à la diminution de la banquise côtière passe par l’acquisition d’une barque à moteur, mais les Qeqertamiut n’en ont pas tous les moyens, d’autant que l’allongement de la période d’utilisation des barques à moteur se traduit par une augmentation des dépenses en carburant mais aussi en matériel en raison d’une usure plus importante.

BaieDiscoHivers-800

Recul de la banquise en baie de disco. La glace de mer (en violet) occupe aujourd’hui une surface 50 fois plus petite qu’au début des années 1990 - © Ian Stirling


 

Qeqertaq est situé dans un secteur particulièrement touché par la diminution de la banquise. Même dans des communautés situées à des latitudes plus septentrionales, les Inuit signalent une altération de la banquise. Son état est moins prévisible et s’y risquer devient plus dangereux. Au Canada, de nombreux chasseurs ont été emportés au large après la rupture de la banquise côtière, et certains ont disparu. Sur la côte nord-ouest de l’Alaska, l’absence de banquise côtière se traduit par une augmentation de l’érosion littorale entraînant la destruction de bâtiments dans certaines communautés inupiat dont celle de Shishmaref, au point de contraindre les habitants à quitter leur terre ancestrale.
Les Inuit ont été les premiers à déceler les changements affectant leur environnement et notamment la glace de mer mais ils ont dû attendre le début de ce siècle pour apprendre que les activités humaines en étaient très probablement responsables. Les rapports du GIEC (Groupe d’Experts intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) et celui de l’ACIA (Arctic Climate Impact Assessment, projet développé par le Conseil arctique et le Comité international de Sciences arctiques, l’IASC) ont en outre indiqué que le réchauffement de l’Arctique devrait se poursuivre au cours de ce siècle, et que la banquise devrait encore diminuer en superficie et en épaisseur. Face à de telles perspectives les Inuit ont réagi. En 2002 Joseph Tigullaraq, représentant du gouvernement du Nunavut, exprimait « la frustration des Inuit de ne pouvoir agir pour limiter les émissions de gaz à effet de serre ». En décembre 2005, la Conférence circum­polaire inuit (CCI), qui représente les intérêts des 155 000 Inuit de l’Arctique, a déposé plainte auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme en accusant les États-Unis, pays qui était à l’époque le plus gros émetteur de gaz à effet de serre, d’être responsable des changements affectant leur environnement et donc responsable des entraves au droit de pratiquer leur culture.

Jeux banquise

Les enfants de Qeqertaq retrouveront-ils leur terrain de jeu hivernal l'année prochaine ? - © Ian Stirling


Aujourd’hui, certains Inuit, et notamment des aînés, conscients d’un risque de résilience dans la transmission des savoirs liés à la banquise, s’investissent dans la rédaction de documents, dont certains ont pu être publiés grâce au programme Siku. Ce programme va se poursuivre bien au-delà de l’Année polaire internationale 2007-2008, et dans de nombreuses communautés, dont celle de Qeqertaq, des Inuit vont désormais consigner par écrit leurs observations quotidiennes concernant la glace de mer et témoigner des changements, parfois de grande ampleur, qui affectent leur environnement. Ces Inuit ont choisi d’agir à la fois pour préserver leurs savoirs traditionnels et en faire reconnaître la valeur mais aussi pour participer activement aux recherches menées sur leur propre territoire concernant le changement climatique, avec la volonté d’influer sur les décisions qui devront être prises face à ce changement.

Pour en savoir plus

• Le site internet du programme Siku
• Le site internet de l'Année polaire internationale
• « Wales-Inupiaq Sea-Ice Dictionary », de Winton Weyapuk Jr et Igor Krupnik (Arctic Studies Center), 2008
• « Watching Ice and Weather Our Way », de Conrad Oozewa, Chester Noongwook, George Noongwook, Christina Alowa et Igor Krupnik (Arctic Studies Center, 2004)
• « Nomenclature des glaces en mer » (Organisation météorologique mondiale, 1970)
• « La Baleine et le supercalculateur », de Charles Wohlforth (Éditions Paulsen, 2008)
Voir l'Appel des Pôles de Pierre Taverniers

Par Pierre Taverniers, météorologue à Météo France diplômé en langue et culture de l’Arc tique canadien de l’Université de l’Inalco à Paris. Il étudie depuis 20 ans l’impact du réchauf fe ment climatique chez les Inuit du Groenland et du Nunavut. Membre du programme Sea Ice Know ledge and Use (SIKU) de l’Année polaire internationale 2007-2009, il est aussi expert scientifique de l’ONG le Cercle Polaire.

Pierre Taverniers © Juillet 2009 - Le Cercle Polaire
Tous droits réservés

 

 

 

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