Dernier peuple autochtone d’Europe, les Samis se définissent eux-même comme des éleveurs de rennes et veulent le rester
Décembre 2010
Les Samis, les rennes et le réchauffement
L’hiver a été doux, cette année, dans le Grand Nord norvégien. Dans la taïga des environs de Kautokeino, à quelque 100 km au sud d’Alta, un troupeau d’une centaine de rennes progresse souplement dans la neige épaisse. Sous une froide lumière de fin d’hiver, Nils, éleveur de rennes sami, rassemble les bêtes éparses. Les ramures s’agitent, tandis que les museaux fouillent la neige, râpent les troncs des vieux bouleaux, à la recherche de lichens. Depuis quelques années, cette nourriture d’hiver, devient de plus en plus inaccessible. Le réchauffement de l’Arctique induit en effet une succession de redoux hivernaux : la neige fond puis regèle, emprisonnant les lichens dans une solide gangue de trois ou quatre couches de glace que les cervidés ne parviennent pas à briser.
Nils, comme de nombreux autres éleveurs de Laponie, doit donc fournir à son troupeau un complément de fourrage en période hivernale. Au cœur de la nuit polaire, les motoneiges sillonnent les plaines glacées et désertiques du Finnmark. Les éleveurs samis parcourent ainsi régulièrement des dizaines de kilomètres pour aller nourrir les rennes, traînant derrière eux des chargements de foin, de fanes ou d’aliments concentrés à base d’avoine et d’orge. Cette pratique coûteuse (achats d’aliments, carburant) pénalise lourdement une population au statut économique déjà fragile : le revenu d’un éleveur norvégien n’atteint pas la moitié de celui d’un ouvrier de l’industrie. Une situation précaire que connaissent également les éleveurs suédois. Alerté sur les risques de famine encourus par les rennes, le gouvernement suédois a débloqué cet hiver une aide d’urgence de 4 millions d’euros pour du fourrage. Pas question pourtant, pour ces éleveurs de rennes, d’abandonner une pratique qui leur tient lieu de manifeste culturel. Le renne fait partie de l’histoire des Samis, héritage du pastoralisme des populations septentrionales de l’ancienne Eurasie. A tel point que la richesse d’un sami est encore estimée à la taille d’un troupeau, les gens de peu ne possédant aucune bête.
Eleveurs ils sont et resteront. Tel est le mot d’ordre politique de ce peuple autochtone du nord de la péninsule scandinave, dont le territoire, la Laponie, s’étend du nord de la Norvège à la péninsule de Kola en Russie. Soit une région de 400 000 km² qui regorge de richesses naturelles (fer, cuivre, nickel,…). Arrivés en Scandinavie il y a 4000 ans, ces nomades sont aujourd’hui au nombre de 25 000 environ en Norvège, 17 000 en Suède, 4 000 en Finlande et 2 000 en Russie.
Depuis 1956, les populations samis se sont dotées d’un “ Conseil nordique same ”, une organisation non gouvernementale au rôle consultatif auprès du Conseil Économique et Social de l’ONU. Cette organisation, qui réunit des représentants des quatre pays, promeut les intérêts culturels et économiques des Samis dans les législations des quatre pays. Parallèlement, des Parlements nationaux samis relativement autonomes ont été fondés en Norvège, en Suède et en Finlande.
Aujourd’hui, ces institutions s’inquiètent des bouleversements climatiques et économiques qui affectent toute la région arctique, et a fortiori les territoires lapons. L’exploitation de l’énergie hydroélectrique a conduit à la construction de grands barrages qui ont inondé de vastes terres. De nouvelles zones y ont été ouvertes à l’industrie pétrolière et gazière, entraînant l’établissement d’installations industrielles et de centaines de kilomètres de routes, qui empiètent sur autant de pâture. Enfin, les industries forestières et papetières font des coupes à blanc qui rayent de la carte des forêts entières. La disparition des arbres a pour immédiate conséquence la perte des lichens, élément essentiel de l’alimentation des rennes. Sans compter que les déchets des coupes recouvrent le sol d’une couche compacte, empêchant les cervidés de fouir pour trouver du lichen.
Les rennes se nourrissent essentiellement de lichens en hiver qu’ils dénichent en fouillant la neige du museau ou en creusant avec leurs sabots, mais les rennes ne peuvent casser la couche de glace qui se forme après des phases de dégel – regel successifs : incapables d’accéder aux lichens, ils meurent de faim – photo http://girontravel.se/
La situation est si critique pour les rennes et leurs éleveurs, qu’en novembre 2005 le Comité de l’ONU sur les Droits de l’Homme a ordonné au gouvernement finlandais d’arrêter les coupes dans la région de Nellim dans l’Inari, l’une des régions d’élevage samis. De son côté, le Conseil Sami a fait pression sur le géant du papier Stora Enso pour qu’il boycotte le bois provenant de ces territoires. Il s’agit pour le conseil nordique de faire reconnaître le droit de propriété sami sur ces terres, un droit qui leur permettrait de donner leur avis sur le devenir de cette région et de ses ressources naturelles.
Mais d’ores et déjà, les terres de migration des rennes sont en bien mauvais état. “ Les motoneiges abîment les lichens, qui repoussent ensuite moins vite que l’herbe, ” constate Marie Roué, ethnologue spécialiste des Samis au Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris. “ En outre, il y a de plus en plus de routes, utilisées à des fins touristiques, qui endommagent les pâturages. Plus encore que le réchauffement climatique, ce sont des problèmes humains qui menacent les Samis. Au final, il y a maintenant trop de rennes sur des pâturages dont la superficie est régulièrement grignotée ”. La surpopulation des rennes est également évoquée par le biologiste Nicholas Tyler et ses collègues de l’université de Tromso en Norvège, dans un article récemment publié dans le journal “ Global Environmental Change ”. “ En 2004, la population des rennes atteignait 165 000 individus pour approximativement 2000 propriétaires de troupeaux enregistrés au Finmark, en Norvège – ce qui doit représenter environ 75 % des chiffres réels ”, explique-il. Déjà, ces chiffres approximatifs dépasse d’environ un tiers la limite de viabilité, telle que l’a définie l’Office de gestion des rennes. Face à cette situation, la Norvège tente d’abaisser le nombre d’éleveurs. Désormais, le troupeau de rennes ne peut plus être transmis qu’à un seul membre de la famille. Que deviennent alors les autres, les “ sans-rennes ” ? “ Ils sont de plus en plus nombreux dans ce cas, et n’ont alors aucun droit. Il ne faut pas les oublier, car finalement les éleveurs deviennent une minorité dans la minorité ” insiste Marie Roué. Dans cette situation économico-sociale tendue, “ le réchauffement climatique est un peu la goutte d’eau qui fait déborder le vase ”, analyse Marie Roué. Les projections pour le nord de la Fennoscandie indiquent une augmentation annuelle de température de 0,3 à 0,5°C par décennie au cours de 20 à 30 prochaines années. Pour trouver des solutions à ce nouveau paradigme, l’Ecole supérieure sami, à Kautokeino, lance un programme d’étude des effets du changement climatique sur l’élevage des rennes. Les Samis, nomades, seront-ils amenés demain à enfermer leurs rennes, aujourd’hui semi-sauvages, dans des fermes, entamant alors un véritable virage culturel ? “ C’est une situation difficile, de lutte, reconnaît Marie Roué. Les anciens s’inquiètent pour l’avenir des jeunes. Mais ce n’est pas une situation de désespoir. ” Car les Samis, dernier peuple autochtone d’Europe, ont déjà démontré par le passé de formidables capacités d’adaptation et d’innovation.
Sylvie Rouat
© Le Cercle Polaire – Décembre 2010 – Tous droits réservés