Polémique autour de l’ours blanc

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Polémique autour de l’ours blanc

En avril 2012, les résultats d’un comptage aérien des ours polaires effectué par le gouvernement du Nunavut en août 2011 dans la baie d’Hudson occidentale, a mis le feu aux poudres dans la polémique concernant le déclin annoncé de l’espèce emblématique de l’Arctique et sa possible inscription à l’annexe I de la convention de Washington sur le commerce international des espèces menacées (CITES); ce qui reviendrait à en interdire totalement la chasse. Contrairement à ce que les scientifiques avaient prédit, le survol aérien a dénombré 1 013 ours blancs au lieu des 610 prévus, soit autant qu’en 2004 (935), apportant de l’eau au moulin des tenants de la révision à la hausse des quotas de chasse établis par le ministère canadien de l’environnement.

“Polar Bear in the Age of Climate Change” entretien avec Ian Stirling réalisé en octobre 2012 – © Le Cercle Polaire


Pour les pays riverains de l’Arctique qui abritent des ours blancs chassés depuis 5000 ans par leurs communautés autochtones, il est clair que l’affaire ne se résume pas à une simple controverse scientifique. Elle engage aussi un rapport de force entre le point de vue conservationniste de la science occidentale, porté par l’essentiel de la communauté internationale, et les revendications des peuples autochtones à préserver leurs savoirs et leurs traditions culturelles. Les États arctiques sont ainsi contraints à des négociations délicates avec leurs citoyens autochtones, en particulier au Canada où les Inuit constituent une minorité importante.

C’est sans doute pourquoi, dès le mois d’octobre 2011, avant même que les résultats du comptage aérien ne soient connus, le quota de chasse pour la baie d’Hudson occidentale qui avait été abaissé en 2007 de 56 à 38 ours, puis à 8 en 2008, a été remonté à 21 pour l’hiver 2011-2012 (42 pour l’ensemble du Nunavut), donnant ainsi satisfaction aux Inuit, soutenus par Drikus Gissing, Directeur de la gestion de la faune sauvage du gouvernement du Nunavut. En avril 2012, celui-ci n’avait pas hésité à dire que « les nouveaux résultats montrent que les prédictions « de morosité et sinistrose » des environnementalistes du déclin de l’ours polaire se sont avérées fausses » et que le comptage aérien démontrait que les ours se portent bien, malgré la chasse et qu’il serait temps de réévaluer les restrictions imposées sur la chasse à l’ours blanc. James Eetoolok, vice-Président de Nunavut Tunngavik Inc. résume la position des Inuit du Nunavut de la manière suivante : « Les scientifiques ont dit aux Inuit que si nous voyons de plus en plus d’ours dans les villages c’est que l’état de la population d’ours décline, mais nous ne sommes pas d’accord, ce n’est pas à cause du changement climatique… mais à cause de la réduction des quotas de chasse ».

L’augmentation des quotas de chasse par le gouvernement fédéral du Canada a été suivie d’une campagne internationale de la part d’ONG, en particulier l’IFAW (International Fund forAnimal Welfare) et l’HSI (Human Society International), visant à interdire le commerce international de l’ours blanc. Les États-Unis, l’un des cinq États riverains de l’Arctique abritant des populations d’ours polaire, ont déposé le 4 octobre 2012 une proposition pour la prochaine conférence des Parties à la Convention Internationale du Commerce des Espèces Menacées (CITES) qui se tiendra en mars 2013, consistant à transférer, au nom du changement climatique, l’ours polaire de l’annexe II, qui ‘autorise le commerce de produits dérivés de l’ours dans le cadre de permis d’exportation délivrés en fonctions de quotas établis sur des critères scientifiques, à l’annexe I qui interdit tout commerce. Le 28 septembre 2012, la Fédération de Russie, autre État riverain de l’Arctique qui a déjà interdit complètement la chasse à l’ours polaire, avait officiellement confirmé qu’elle soutiendrait cette demande si les États Unis en faisait la proposition.

Il faut toutefois relever qu’il existe déjà aujourd’hui un trafic non négligeable des permis de chasse et d’exportation dans le cadre de l’annexe II du CITES et que l’on retrouve nombre de trophées (peaux et têtes) issus du braconnage, en particulier des ours tués illégalement dans l’Arctique russe, chez des collectionneurs chinois ou russes, entre autres, affublés de l’un de ces faux permis. Le transfert en annexe I compliquerait certainement ce trafic, mais ne le supprimerait pas puisque des permis d’exportation peuvent être délivrés à des fins de recherche scientifique dont on sait combien certains États abusent largement avec d’autres espèces, comme le Japon avec les baleines.

En réaction à cette nouvelle menace à l’encontre de leur pratique traditionnel de chasse, James Eetoolok accuse les États-Unis, incapables de réduire ses propres activités d’émission de gaz à effet de serre, « de menacer et saper le système de gestion de l’ours blanc que le Canada a mis en place depuis 40 ans ». Cette proposition avait déjà conduit David Akeeagok, ministre et député du Nunavut, à envoyer un courrier de protestation officiel au gouvernement américain, dans lequel il précisait que « le bénéfice pour les ours polaires et leur habitat serait minime alors que l’impact négatif pour les Inuit et le système de co-gestion adapté mis en place par le gouvernement du Nunavut serait lui significatif ». Il détaillait ensuite plusieurs exemples de ces impacts négatifs, tels que les pertes financières liées à la diminution de la chasse sportive de la faune sauvage – l’abattage d’un ours par un touriste chasseur de trophée permettant à une famille Inuit de vivre confortablement une bonne partie de l’année – et le déclin des opportunités pour les Inuit de pratiquer la chasse traditionnelle avec des équipages de chiens, alors que le recul de la banquise et la diminution du temps d’utilisation des traineaux à chiens a déjà conduit beaucoup d’Inuit à se séparer de leur équipage.

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Ce pizzly adulte, issu du croisement entre un ours blanc et un grizzly, est un hybride naturel dont on sait par les cas connus en parc zoologique qu’il est fertile et capable d’engendrer une descendance – © Corbis


Le Canada est, depuis l’inscription par les États-Unis sur la liste rouge nationale des espèces menacées de l’ours polaire, le seul pays à autoriser la vente sur les marchés internationaux de produits issus de la chasse à l’ours . Cette chasse est soumise à quotas et ce sont environs 300 ours blancs qui sont ainsi tués chaque année dans les différents territoires canadiens abritant l’espèce (Nunavik, Manitoba, Nunavut, Territoires du Nord-Ouest, Territoire du Yukon principalement). Sur les 19 populations d’ours polaire identifiées, 13 d’entre elles occupent le territoire canadien et représenteraient 16 000 des 20 à 25 000 individus que compte l’espèce aujourd’hui. Selon le gouvernement canadien, seule une population serait en déclin, élément repris par les représentant des Inuit pour justifier leur demande de réévaluation des quotas.

Pourtant, la communauté scientifique et en particulier le Groupe de Spécialistes de l’Ours Polaire de l’Union mondiale pour la nature (groupe d’experts PBSG de l’IUCN), dont le scientifique canadien Ian Stirling est l’un des experts (voir l’entretien de Ian Stirling ci-dessus), continue à s’opposer à l’augmentation des quotas de chasse et à défendre l’interprétation des données scientifiques disponibles, y compris le survol aérien réalisé en baie d’Hudson, dans le sens d’un déclin continu des populations d’ours dans la plupart des régions du Canada, à l’exception de 4 d’entre elles (voir le site internet du PBSG). Les population de le baie d’Hudson orientale, du Golf de Boothia et du Nord de la mer de Beaufort semblent stables alors que celle du canal de Mc Klintock est la seule dont les effectifs auraient véritablement augmenté. Outre les données de comptage dont les résultats sont soumis à des protocoles divers qui ne permettent pas toujours une comparaison utile, les chercheurs du PBSG s’appuient sur un éventail assez large de données, telles que l’évolution du poids des femelles qui en baie d’Hudson occidentale a chuté de plus de 50 kg en 20 ans, l’avancée continue de la date du dégel qui dans la baie d’Hudson occidentale intervient 3 semaines plus tôt qu’il y a 20 ans, le retard de la date du regel d’automne, ou encore le nombre d’observationd de « pizzly », issu du croisement entre ours polaire et grizzly dont on a identifié 5 individus dans l’archipel arctique canadien, autour de l’île Victoria, depuis 2006, alors que l’on n’en avait identifié que 1 ou 2 spécimens plus ou moins douteux depuis 1864 dans les collections des musées…

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Depuis 2006, 5 pizzly ont été vus autour de l’île Victoria dans l’archipel arctique canadien – ©PBSG / IUCN


Le principal critère mis en avant par les experts du PBSG concerne le nombre de jeunes observés lors des comptages. Ainsi, dans une réponse détaillée émise par le PBSG en août 2012 après la publication par le Nunavut Wildlife Management Board du http://pbsg.npolar.no/en/news/archive/2012/PBSG-WH-2012.html » target= »_blank » data-mce-href= »http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=western%20hudson%20bay%20polar%20bears&source=web&cd=1&sqi=2&ved=0CCcQFjAA&url=http%3A%2F%2Fenv.gov.nu.ca%2Fsites%2Fdefault%2Ffiles%2Fwh_final_report_may_2012.pdf&ei=kwmdUOepJcai0QXKr4DgBg&usg=AFQjCNHKX7hhhy9jYQEvVtyC1d8z2IWQnw&cad=rja)%20du%20comptage%20aérien%20effectué%20en%20baie%20d’Hudson%20occidentale%20(voir%20:%20http://pbsg.npolar.no/en/news/archive/2012/PBSG-WH-2012.html« >rapport final du comptage aérien effectué en baie d’Hudson occidentale (lire la réponse du PBSG), les experts soulignent le nombre particulièrement bas de subadultes et de jeunes observés lors de ce survol, 50 jeunes de l’année et 22 jeunes de un an ou plus, représentant respectivement 7 % et 3 % seulement du total des ours comptés. Cette faible proportion des jeunes dans l’échantillon est d’autant plus inquiétante que la proportion de jeune relevée en baie d’Hudson orientale, selon les mêmes méthode et effectuée également en été 2011, est beaucoup plus importante avec 16 % de jeunes de l’année et 12 % de jeunes de un an. Alors que cette population est actuellement considérée comme stable, la faible proportion de jeunes ours blanc de la baie d’Hudson occidentale est un indicateur significatif du déclin de cette population.

Autre élément à prendre en compte dans cette polémique, le retrait précoce et prolongé de la banquise arctique favorise le risque pour les ours polaires d’être forcés de passer l’été à terre faute de pouvoir gagner la banquise pour atteindre leurs territoires d’été habituels et par conséquent, de se retrouver en concentrations inhabituelles autour des villages et des communautés Inuit. Ainsi, le constat fait par les Inuit concernant l’augmentation du nombre d’ours repose-t-il sur une réalité, mais son interprétation par les représentants autochtones repose sur une vision limitée à l’échelle locale. Comme l’explique Ian Stirling dans l’entretien qu’il a accordé au Cercle Polaire : « le savoir traditionnel n’est pas vraiment capable de déterminer des tendances à long terme et sur de grands espaces de l’évolution des populations d’ours parce-que leurs observations se limitent à de très petits territoires, réduits à l’échelle des villages ou de communautés et de leurs environs ». Les Inuit manquent de recul à la fois spatial et temporel pour interpréter leurs observations dans un cadre qui tienne compte des réalités biologiques de cette espèce particulièrement mobile, dont les déplacements annuels peuvent couvrir plusieurs milliers de kilomètres et concerner plusieurs territoires du Canada, voire plusieurs États (Groenland à l’est et États-Unis à l’ouest), et qui, en baie d’Hudson au moins, couvrent 70 % de leurs besoins énergétiques annuels en seulement 3 ou 4 mois, de fin mars à fin juillet, en chassant les bébés phoques sur la banquise côtière.

Actuellement classé « vulnérable » par l’IUCN, niveau le plus bas pour les espèces jugées menacées, l’ours polaire bénéficie encore d’une très vaste aire de distribution et d’une hétérogénéité de statut de ses 19 populations dont seulement 8 sont actuellement considérées en régression, contre 3 stables et 1 en augmentation. Toutefois, le statut de 7 populations, réparties sur les deux tiers du territoire de l’espèce, est inconnu faute de données, et il semble difficile dans ces conditions de prendre la moindre décision en faveur ou non d’un changement de catégorie de l’ours blanc du point de vue de la liste des espèces menacées en dehors d’une politique internationale d’application du « principe de précaution » au vu du nombre d’indicateurs physiques (glaciologiques, océanographiques et climatiques) et biologiques (efficacité de reproduction, longueur du jeûne estival, taux de survie des jeunes, disponibilité spatiale et temporelle des proies…) qui semblent aller dans le sens du déclin de l’espèce à moyen terme. Rappelons à ce titre, la prévision faite par le spécialiste américain de l’US Geological Survey Alaska, Steven Amstrup, en 2008 selon laquelle les 2/3 des ours polaires auront très vraissemblablement disparu et seront totalement éteints en Alaska d’ici à 2050.

Pour autant, les Inuit, qui partagent leur environnement depuis plus de 5 000 ans avec l’ours blanc et qui le côtoient aux abords de leurs communautés les années où la banquise est présente comme les années où elle est très réduite, restent persuadés que l’ours polaire est capable de s’adapter à tous les changements comme il l’a toujours fait depuis que les Inuit habitent l’Arctique, et comme les Inuit eux-mêmes l’ont fait et le font encore aujourd’hui.

S. Hergueta, 15 novembre 21012


Pour en savoir plus :

Lire l’article de Ian Stirling “Ours blanc : chronique d’une extinction annoncée
Voir la page web de Ian Stirling
Voir le site du Polar Bear Specialist Group de l’UICN
Voir la page Conservation de l’ours blanc du ministère de l’Environnement canadien
Voir le site web de Nunavut Tunngavik Inc.


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